Nicolas Bernier
Si tu devais décrire ton parcours en quelques dates-clés pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore?
1977 : naissance à Ottawa, dans une région conservatrice du Canada ou l'accès aux pratiques artistiques contemporaines est difficile.
1991 : un début de parcours typique : j'ai 15 ans et je découvre la guitare électrique en cette époque de l'apothéose du "grunge". La dépendance à la musique est immédiate et je suis rapidement attiré vers TOUS ses styles : classique, jazz, folk, hip hop, grindcore et toutes les musiques underground.
1998 : déménagement à Montréal où je découvre enfin les musiques que j'aurais tant rêvé rencontrer dans ma région natale. Je suis batteur depuis quelques années et m'oriente désormais vers le drum'n'bass organique, le post-rock et l'improvisation libre. Je vais pour la première fois à un concert de musique électroacoustique. Je n'y comprends absolument rien... mais j'en veux plus! Étant du genre à être attiré vers les choses qui me troublent, je décide d'étudier cette musique.
2001-2009 : études en composition électroacoustique à l'Université de Montréal. Depuis ce jour, je navigue entre les courants "sérieux" et "populaire" de la musique, en multipliant sans retenue les différents types de projets : vidéomusique, installation musicale sous-marine, musique concrète, performance etc. «Unclassifiable» comme dirait probablement la catégorie de iTunes.
Tes productions sont souvent teintées de folk et de musiques lyriques, comment décrirais-tu ta musique à des gens qui n'ont jamais entendu tes productions?
Mon principal credo c'est de jumeler mes deux mondes : une légèreté que l'on peut retrouver dans la «pop» (dans le sens large du terme) et une rigueur que l'on retrouve dans les musiques «classiques». Bien que cela soit mon signe distinctif, il n'en demeure pas moins que mes activités sont beaucoup plus larges, mais toujours au sein de la grande catégorie connue sous le vocable «expérimental». Mes projets peuvent être parfois plus noise, minimalistes, instrumentaux, conceptuels, improvisés ou ultra-écrits. Malgré cet éclectisme, je tâche de garder une grande cohérence dans chacun des projets, qui se nourrissent les autres des autres et me procurent un équilibre qui m'est essentiel.
On voit qu'il t’est impossible de te séparer d'instruments acoustiques. Comment envisages-tu le lien qui unit organique et électronique?
J'ai effectivement un attachement profond aux instruments acoustiques. Pas étonnant : ce sont des sources sonores qui ont été éprouvés par des siècles de lutheries! Comme je suis fasciné par le son, les instruments acoustiques me fascinent tout autant que les autres sons sur lesquels se construisent souvent les musiques électroniques/électroacoustiques.
Il reste que mon intérêt vers les musiques électroacoustiques est né grâce à la possibilité de collectionner des sons concrets, des fragments de vie seuls mon microphone et moi sommes les témoins en direct. De prendre ces photographies sonores et d'en faire de la musique relevaient, et relèvent encore, pour moi, de la pure poésie, voire de la magie.
Je n'utilise jamais de sons purement synthétiques dans mes musiques. Tous les sons, qu'ils soient instrumentaux ou non, proviennent originellement du réel terrestre. C'est très old school comme démarche, très «musique concrète», mais j'ai un blocage psychologique avec l'utilisation des sons synthétiques qui sortent de toutes pièces de l'ordinateur. Ce qui compte pour moi, c'est qu'il n'y ait AUCUNE LIMITE dans la création. Des barrières, je n'en veux pas. Les matières électroacoustiques sont pour moi une extension du réel. Elles permettent la création d'extension à l'infini des matières qui proviennent du réel. Une de mes intentions est de faire ressentir l'humain derrière ma musique, non pas seulement la machine. Cela est très important pour moi même si la musique est indubitablement fabriquée à l'aide d'un ordinateur. Cette humanité ne passe pas seulement par l'utilisation d'instruments acoustiques, mais par n'importe quel objet acoustique qui ne nous semble pas sortir d'un synthétiseur.
On peut souvent penser à Fennesz à l'écoute de ta musique. Comment envisages-tu les rapports qui unissent les musiciens de cette scène? Quelles sont tes sources d'inspirations, tant sur le plan musical qu'imaginaire?
Je suis inspiré par la matière, qu'elle soit sonore ou physique. Je suis surtout attiré par le vieux : objets antiques, théories obsolètes, livres désuets. Cela pour me rappeler que je ne vis pas que dans la virtualité aseptisée de mon outil de création informatique, mais bien dans un monde poussiéreux. L'inspiration me vient aussi de mes obsessions. Il y a toujours quelque chose qui m'obsède, alors j'y pense sans arrêt : j'écris, je lis jusqu'à ce que cette obsession se transforme en musique. Pendant des années, une de mes obsessions a été les arbres, titre d'un album. J'ai aussi été obsédé par les mots de William S. Burroughs sur lesquels j'ai fais une pièce de musique concrète lors d'une résidence au ZKM en Allemagne (http://www.electrocd.com/fr/oeuvres/select/?id=10345).
Dans la littérature se trouve d'ailleurs une inspiration récurrente. Je me promène beaucoup chez les libraires pour nourrir de nouveaux projets. Par exemple, je travaille en ce moment sur un projet inspiré par le vent. Un libraire m'a parlé de ce livre publié par l'École nationale supérieure d'architecture de Bretagne : « Vents : invention et évolution des formes ». Ce titre...c'est de la musique! Non? On y parle de comment le vent sculpte des formes, change le paysage, comment il détruit et construit. Voilà le genre de choses qui m'inspire! Cela dit, il reste que ce qui compte, c'est le résultat musical alors je tente de ne pas trop rester prisonnier des concepts et des lectures. Il faut savoir en déroger afin de laisser une liberté à la musique.
Concernant les liens entre les musiciens, c'est un processus très organique. Untel inspire untel, qui inspire untel, qui inspire untel, qui inspire untel, qui inspire untel, qui inspire untel, qui inspire untel, qui inspire untel, qui inspire untel. Le grand cycle de la vie.
Comment t'est venue l'idée de créer un micro-label/collectif de producteurs en ces temps difficiles de crise du disque? Comment se passe la "mise au monde" d'un disque sur Ekumen?
Au départ Ekumen.com était un site Web personnel où je parlais de mes projets. Comme je multipliais les collaborations, je trouvais frustrant de ne pouvoir parler que de moi j'ai donc voulu faire profiter mon entourage de cet outils et ainsi faire découvrir leurs projets à tous. Ekumen est donc devenu une compagnie à la croisée du collectif, du label et du producteur. Les artistes d'Ekumen partagent tous cette ouverture d'esprit vers les formes d'arts et les esthétiques hybrides ce qui fait en sorte qu'il était plus facile de nous produire nous-mêmes que d'entrer dans un réseau déjà existant. Par exemple, je viens de terminer un disque qui est trop bruitiste pour certaines étiquettes et trop pop pour d'autres alors que je sais que pour Ekumen, cette hybridité est toute naturelle.
La mise au monde d'un disque sur Ekumen est des plus artisanales. Nous devons trouver du temps et de l'argent évidemment, et hop, nous allons de l'avant. J'ai la chance de collaborer depuis une dizaine d'années avec un excellent artiste visuel qui nous aide beaucoup chez Ekumen : urban9 (urban9.com). Il partage notre sensibilité et est prêt à s'investir dans nos projets et cela nous aide énormément dans la production.
Ekumen est présentement dans une période de croissance et de structuration. Nous peaufinons l'organisation de la compagnie. C'est d'ailleurs désormais mes collègues Jacques Poulin-Denis et Martin Messier qui dirigent la compagnie. Je suis pour ma part nouvellement directeur artistique de la compagnie Réseaux (http://www.reseauxconcerts.com/), qui produit des concerts électroacoustiques, et je dois concentrer mes énergies sur ce nouvel emploi. C'est très excitant de pouvoir inviter à Montréal des artistes que j'aime!
Justement, pourrais-tu nous parler brièvement d’urban9 ?
C'est une histoire d'amitié. Ça fait mine de rien plus de 10 ans que l'on se connait et on grandit ensemble, on s'influence beaucoup. J'ai rêvé d'être designer pendant des années...et je crois que lui rêverait d'être musicien!
Je l'ai rencontré dans une autre vie alors que je travaillais dans le Web. Ça a cliqué et depuis ce temps nous travaillons ensemble. Mais nous ne nous voyons que très rarement parce qu'il fait tout ça pour le plaisir, après le travail, et sa vie familiale est déjà très chargée. Il est bourré de talent mais travaille un peu dans l'ombre. Il fait plein de travail plastique, des gravures, des collages...mais personne ne le sait!
As-tu le sentiment que ta musique est suffisamment mise en valeur? Que signifie pour toi le terme "expérimental" parmi les autres musiques disponibles? Souffres-tu du cliché "intellectualiste" qui entoure ta musique?
Comme c'est une question culturelle, je peux surtout parler du cas de ma métropole. À Montréal, nous sommes dans une phase que je qualifierais de «pop ou rien»! Au tournant des années 2000, je sentais un vif intérêt pour les musiques de création. Ces musiques «expérimentales» avaient une bonne présence dans certains festivals et dans les médias et, surtout, dans le public. Mais depuis quelques années, j'ai l'impression que Montréal s'est fait piéger par la popularité de ses groupes rock. Désormais c'est festif ou rien d'autre. Même la radio d'état est tombée dans le panneau. Mais bien que la différence musicale n'ait plus la cote, il reste ici beaucoup d'événements et d'artistes dit "expérimentaux". La scène demeure ultra-vivante. Il est pratiquement possible d'aller voir un concert par jour. Grâce à Internet, la communauté grandit et se soude plus facilement à l'échelle planétaire.
La musique «expérimentale», c'est pour moi sortir des terrains battus. Parce que l'on peut communiquer des messages d'autant plus riches quand l'on trouve une façon non convenue de le faire plutôt que de marteler à l'auditeur sans cesse le même genre de phrases.
La collaboration avec d'autres artistes est devenue un mode courant de création chez toi, que recherches-tu dans la musique des autres? Que t'apportent-ils que ta musique n'ait déjà?
J'aime le travail d'équipe, l'échange humain. J'adore également le travail solo, mais c'est dans l'équilibre des deux que je trouve ma voie. Quand j'ai commencé la musique électroacoustique, la collaboration m'est venue naturellement de par ces années passées au sein de groupes rock où la création se faisait en collectif. Mais ce désir de collaborer vient surtout du fait que travailler seul devant un ordinateur, c'est moche. À deux c'est mieux! La collaboration apporte de l'humanité aux projets. Le travail à deux, c'est deux fois plus de matière grise et de stimulation... et de querelles qui sont essentielles à la remise en question. Quand je travaille avec Jacques Poulin-Denis, nous trouvons beaucoup de stimulation à souvent être en désaccord sur les décisions à prendre ou sur les bases à établir au début d'un projet. Le travail avec le guitariste Simon Trottier est quant à lui complètement différent. Je ne pourrais jamais jouer de la guitare comme Simon, et lui ne pourrait jamais effectuer les traitements que je fais subir à sa musique : c'est donc un projet qui ne pourrait vivre autrement qu'en collaboration.
Quels sont les 5 disques préférés de Nicolas Bernier? Et les 5 plaisirs les plus coupables musicalement?
Ouf, nous voici à la question la plus difficile! Il est sûr que le mythe de l'intello dans son coin qui écoute que de la musique intello ça ne colle pas avec moi. Dans mes tops tu trouveras du ska, du trip-hop, du hip-hop et même du gros méchant math-métal (ou je ne sais trop comment ce style se nomme). Et je n'ai que du plaisir... je ne me sens coupable de rien. Par contre, ce que tu veux savoir je crois c'est que...je suis un méga-fan du Madonna des années 80!
Top « plus ou moins » 5 : POP
- Me, Mom & Morgantaler : Shiva Space Machine
- Portishead : Portishead
- The Roots : Things Fall Appart
- Loco Locass : Amour Oral
- Félix Leclerc : L'Encan
- Daft Punk : Discovery
- The Dilliger Escape Plan : Calculating Infinity
- Serge Gainsbourg : L’entièreté de sa discographie
TOP 5 : ÉLECTROACOUSTIQUES/CLASSIQUES
- Bernard Parmegiani : De Natura Sonorum
- Anton Webern : Musique De Chambre Pour Cordes
- Luc Ferrari : Toute la discographie
- Morton Feldman : The Viola In My Life
- Ryoji Ikeda : Test Pattern
As-tu un(e) affection/rejet particulière envers les autres scènes de la musique électronique (house, techno, abstract)? Pourrais-tu faire de la musique pour club?
Je n'ai pas de rejet pour des styles de musique en soi... mais il y a des musiques que je trouve mauvaises. C'est assez rare mais ça arrive. Je tente toujours d'aller chercher le bon dans ce que j'entends. Concernant les «étiquettes» apposées aux musiques, je suis complètement à l'écart. Je ne connais pas tellement les étiquettes alors je pourrais mal vous dire si j'apprécie un style plus qu'un autre. Je lisais récemment que mon disque "Les Arbres" était «néo-classique», ah bon? Je ne sais même pas différencier les styles de musiques électroniques mais, oui, je peux apprécier les musiques dansantes, bien que ce ne soit pas ce que je vais chercher à entendre naturellement.
Quels sont tes projets à court/moyen/long terme?
Il y en a toujours des tonnes! En voici quelques uns :
Courant.air : je travaille présentement sur une nouvelle pièce pour le festival Sound Travels à Toronto. La pièce inspirée par le vent dont je parlais plus tôt. C'est une pièce avec la guitare acoustique de Simon Trottier mais dans laquelle la musique est hyper-construite contrairement à nos projets précédents qui émanent de l'improvisation. Pour ce même festival, je prépare une version surround du projet «Les arbres».
Musique For Tuner, Strings and Other Things : mon prochain grand projet (à moyen terme) après Les Arbres. C'est le genre de projet où je ne m'impose aucune date de tombée, préférant prendre le temps qu'il faut. Projet dans lequel je tente de tracer une ligne entre sons acoustiques et électroniques, utilisant des sons de diapasons acoustiques qui sont mélangés à un violon et une viole de gambe. C'est un projet à caractère minimaliste mais toujours avec un côté très impur.
Musique de livre : un de mes plus anciens fantasmes musicaux est de faire la trame sonore pour un roman. J'y travaille présentement avec l'auteur Marc-André Moutquin.
The Dancing Deer. The Dead Deer. : court disque avec deux longues pièces que je viens tout juste de terminer. Un projet à la croisée du bruitisme et de la chanson électroacoustique. Disque toujours à la recherche d'une étiquette d'ailleurs... avis aux intéressés ;)
Je pars à l'instant pour une résidence de 2 mois au Banff Center ou je pourrai me concentrer et achever mes nouveaux projets!
Pourra-t-on apercevoir Nicolas Bernier en Europe d'ici peu?
Je l'espère! J'ai fait quelques voyages en Europe ces dernières années mais cela fait un bout que je n'ai pas eu d'invitation...