Dossier

2023 en 20 albums

par la rédaction, le 8 janvier 2024

#10

Heavy Heavy

Young Fathers

Dix ans que le groupe anglais continue de voler plus ou moins sous les radars, endossant malgré lui l’étiquette de « petit cousin de TV On The Radio », chargé de nous divertir en attendant leur hypothétique comeback. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir servi jusqu’ici une discographie pratiquement irréprochable qui aurait dû élargir petit à petit son audience tout en affinant son identité. On espère donc que cette fois-ci sera la bonne et que Heavy Heavy fera bouger les lignes. Parce que Heavy Heavy mouille sérieusement la chemise - et la nôtre par la même occasion. Tel un joggeur qui s’impatiente de voir le feu passer au vert, ce quatrième album reste en permanence sur ses appuis et ne s’autorise que de rares moments de répit. La tension est constante et la trajectoire parfaitement négociée. Le trio est désormais parvenu à cet équilibre où il est capable de condenser tout son savoir-faire en trois minutes sans que cela ne paraisse ni laborieux ni calculé.

#9

Une Nouvelle Chance

Ascendant Vierge

La musique d’Ascendant Vierge a vraiment quelque chose d’unique. Ce n’est pas qu’on manque d’improbables mélanges de genres en 2023, ni que le duo révolutionne la musique électronique ou la chanson, mais plutôt que ce mix apparaît, morceau après morceau, comme une véritable évidence. Pourtant, tenir dans une tension raisonnable une écriture de chansonnière et des productions à vocation rave, c’est une mission périlleuse. Sauf peut-être quand ça vient du cœur. Et plutôt que de dire qu’il y en a pour tout le monde sur ce disque, on conviendra que le duo a enfin trouvé sa patte : plus pop, moins complexe, mais aussi plus assurée sur certaines sonorités.

#8

GUTS

Olivia Rodrigo

Du haut de ses 20 ans, Olivia Rodrigo signe avec GUTS une pépite pop-rock qui entre tout droit dans la catégorie des très grands albums de ce premier quart de siècle, surpassant au passage le déjà excellent SOUR. En 40 minutes bien tassées, la Californienne coche toutes les cases du disque référence : sens inné du refrain (« Vampire »), aisance absolue pour passer d’un registre College Rock (« Bad Idea, right ? ») à un répertoire tout en délicatesse et retenue (« Making the bed »), maîtrise totale du sarcasme (« Love is Embarassing ») et écriture crue qui lui vaut la mention « explicit lyrics » sur la moitié des titres. Qu’Olivia Rodrigo s’érige désormais en porte-étendard d’une génération d’ados fatigué·es d’avoir été biberonné·es aux pandémies, aux conflits armés illisibles, aux angoisses climatiques, aux fausses promesses des pro de l’influence et à l’omniprésence médiatique de boomers prédateurs n’a rien d’étonnant. En revanche, ce qui surprend le quadra derrière ces lignes, c’est que Guts réussisse le grand écart parfait pour toucher droit au cœur les parents de ces mêmes ados.

#7

I

Musique Infinie

On a du mal à dire autre chose que ceci : on ressort de ce disque dans un état de stupéfaction. Entre l’expérience sensorielle totale, la plongée dans l’infinité de ce que la musique peut faire dans son sens très large, la facilité qu’on a à y reconnaître des choses connues, et une atmosphère qui reste celle d’un club, on est simplement, et au meilleur sens possible, perdus. Que signifie ce I qui titre le disque ? Une façon simple de confondre une lettre, un chiffre et un symbole, une porte d’entrée littérale sur l’archéologie de l’esprit humain qu’il permet ? On espère surtout que c’est plus simple que cela, auquel cas, s’il y a un I, c’est qu’il y aura un II.

#6

Javelin

Sufjan Stevens

En septembre on apprenait que Sufjan Stevens était en rémission du syndrome de Guillain-Barré, une maladie neurologique rare, se réveillant un matin incapable de marcher. Postant ici et là des photos de sa rémission, telle sa déco de chambre d'hôpital, qui mêle licorne, fleurs et urinal, il surprend tout le monde le jour de la sortie, en publiant un dernier message déchirant : le disque est dédié à son compagnon, disparu en avril dernier. Si Sufjan Stevens a maintes fois évoqué son passé, jamais à ce point nous ne l’avons entendu se livrer si ouvertement sur son rapport actuel au monde. Le regard d’un homme de presque 50 ans, pas épargné par les épreuves de la vie, mais décidé à les prendre à bras-le-corps avec les éléments qui constituent le fil rouge du Sufjanverse, à savoir l’amour et la foi, les deux étant bien sûr intrinsèquement liés, comme dans ce meme bien connus des fans: “Is he singing about God or being gay”? En cela le dernier-né de la constellation sufjanesque n’est sans doute pas son plus surprenant : un « disque de la maturité », certes, un nouveau jalon certainement.

#5

Satisfaction

SPY

10 titres pour 13 minutes au compteur. Inutile de vous dire qu’à ce tarif-là, SPY opte pour un niveau d’intensité comparable à celui que l’on peut ressentir quand on se balade sur la Canebière avec un maillot du PSG. Mais l’agressivité et l’envie permanente d’en découdre étant un élément commun à tous les disques de punk hardcore, c’est ailleurs qu’il faut aller dénicher les éléments qui font de SPY l'une des plus grosses promesses de la scène : dans le rythme de l’album d’abord, qu’on pourrait penser bêtement frénétique, mais qui joue au contraire sur les cadences et les cassures avec beaucoup d’intelligence. Dans la performance bestiale du chanteur Peter Pawlak ensuite, pour des high scores sur l’échelle de Jean-Luc Mélenchon – celle-là même qui permet de déterminer la véhémence d’un propos. Dans la production enfin, qui permet à chaque membre du groupe de briller à sa manière à un moment ou un autre du disque – que ce soit au détour d’un breakdown cataclysmique ou d’un riff de basse qui vous tord les boyaux. Dans une année 2023 qui, par la grâce d’une déferlante post-Turnstile, offre une visibilité inédite à la scène hardcore (Militarie Gun ou Gel auraient pu occuper cette jolie place), il est bon de se dire qu’il y a des groupes comme SPY pour assurer le SAV.

#4

Saison 00

Luidji

Luidji veut avancer, et devenir un meilleur rappeur, un meilleur artiste, et avant toute autre chose, un meilleur homme. C'est l'une des choses que le Dr. Kompramm note dans l'interlude portant son nom, et qui est rare pour les hommes de son âge. Très loin des garçons toxiques qui se contentent d'être des fléaux et de le chanter, Luidji a préféré se soigner et élever ses standards (et ce en vigueur dans le rap français) en s'attaquant à des sujets plus sensibles, mais plus universels que ceux qu'il avait l'habitude de nous conter. Court, concis, et substantiel, Saison 00 est un album dont la qualité ne sera pas altérée par le temps, et qui gagne à être écouté et réécouté pour en percevoir les subtilités.

#3

That! Feels Good!

Jessie Ware

Épanouie dans sa discrétion et son approche tout en mesure, Jessie Ware se met sur ce cinquième album au service du disco dans une approche consciente et respectueuse. Ainsi, “Beautiful People” possède une énergie digne des bacchanales du mythique Studio 54. Pareillement, “Freak Me Now” vise le même objectif hédoniste, mais cette fois, les lumières stroboscopiques perlent d’une sueur French House, prouvant une fois de plus que l’objectif de fournir des tunes ne se limite pas aux territoires précédemment foulés par l’Anglaise. À l’ère des albums grand public interminables, ces quarante minutes où rien n’est à jeter et tout est à sa place font un bien fou. On tient le disque populaire dans tout ce qu’il incarne de plus noble, en ce sens qu’il respire la sophistication sans se prendre trop au sérieux. Ce disque est aussi une revanche, car six ans après avoir envisagé d’abandonner sa carrière, Jessie Ware retrouve le plus haut niveau, heureuse de se laisser aller, de danser et de s’amuser. Et nous avec.

#2

Post-American

MS Paint

Énorme OVNI que ce disque qui ne nous a pas lâché de l’année et pour lequel on avait annoncé la couleur dès sa sortie en mars en affirmant que MSPAINT est l’une des choses les plus fraîches du moment et leur premier album, un classique instantané. Force est de constater que 8 mois plus tard, notre opinion n’a pas changé d’un poil. Post-American, c’est 10 titres punk gavés aux atmosphères retro qui empruntent autant à l’énergie du hardcore qu’à l’esthétique de la synthwave. La formule est aussi étrange que réussie, et jamais l’attention n’est perdue grâce à une narration forte d’un bout à l’autre du disque. On reste irrémédiablement scotchés à cette première oeuvre, quasi parfaite du début à la fin, en attendant désormais que MSPAINT devienne le meilleur groupe du monde, tout simplement.

#1

Bitume Caviar (vol. 1)

ISHA & Limsa D'Aulnay

Après plusieurs années à gravir les échelons avec d'impeccables trilogies (LVA et Logique), c'est à quatre mains qu'ISHA et Limsa entament une nouvelle étape de leur carrière. Et pour ce faire, rien n'était trop beau : le rappeur d'Aulnay est parti retrouver son comparse a Bruxelles, et Dee Eye ou JeanJass sont parvenus à trouver du temps libre dans leurs agendas de ministres pour offrir quelques unes de leurs meilleurs prods. Le résultat, c'est ce Bitume Caviar (vol. 1) qui porte plutôt bien son nom : rarement des gouailles n'ont semblé aussi complémentaires que sur ces vingt huit minutes de musique où la paire semble prendre autant de plaisir à rimer que nous à les entendre découper des productions. On y trouve un ISHA bien plus constant que sur son Labrador Bleu, un Limsa presque méconnaissable quand il sort un peu de sa zone de confort, mais surtout on observe une alchimie et une fraîcheur qui permettent au disque de s'offrir des titres qui vont instantanément dans le panthéon des plus belles choses que le rap français nous ait proposées en 2023. Et puis sur ce disque au ton très rue dont on espère un volume 2 tout bientôt, c'est aussi l'occasion de remettre les choses au clair : si les faux gangsters citent Lunatic dans leurs rimes, les vrais préfèrent référencer Juliette Armanet.