Dossier

2008-2013 : le goût des autres

par Tibo, le 5 octobre 2013

Chronique par Dat' (Les Chroniques Automatiques)

WTF JAPAN?

Kuedo

Severant

Le dilemme, lors de choisir l’album à retenir ces 5 dernières années, est de choisir entre un disque qui a secoué le monde de la musique, ou plus simplement une galette qui nous a marqué le palpitant au fer rouge, même si elle est passée inaperçue. Ne pas s’obliger à citer un artiste inconnu pour son seul statut underground, mais bien un LP qui nous a flingué l’échine, qui a marqué un tournant dans notre petit chemin musical. Et ce sont bien souvent les disques les plus anodins, en apparence, qui braquent les cœurs sans crier gare. Dans cette optique, j’aurais pu citer le We Recruit de Ventura, le Seven Idiots de World’s End Girlfriend ou le Spanish Breakfast de Rone. Mais il y a un LP qui a réellement marqué une étape, un changement dans ma vie musicale, comme ont pu le faire Abstrakt Keal Agram en 2003 ou Etienne Daho en 1996: c’est Severant, de Kuedo.

Album perdu dans la masse de sorties du label Planet Mu, ce disque, aux apparats assez banals (une mixture entre footwork/juke épileptique, rap cocaïné violent et electronica romantique), aurait pu sonner comme une morne plaque de bass music. Sauf que le tout est bien trop massif, épique et unique pour ne pas être considéré. La recette? des boites à rythmes hystériques, entre rafales de snares et BPM flirtant avec le débit d’un uzi, qui tentent de dérouiller des synthés cosmiques, semblant tout droit sortis des claviers d’un Vangelis. Ca canarde de partout dans tes tympans, mais c’est toujours magnifique, façon aurore boréale dans les quartiers chauds de Marseille.

Difficile de citer des morceaux en particulier, tant le disque s’avance comme un monolithe implacable et imposant. Mais l'on pourra extirper la longue montée élégiaque de "Salt Lake Cuts", le très Blade Runner "Ant City", le pachydermique et gangsta "Truth Flood", ou le désespéré "As We Lie Promising". Reste surement "Vectoral", qui synthétise le mieux ce disque, morceau improbable entre prestance hiphop monstrueuse, cavalcade rythmique indomptable et mélodie angélique. Ce titre, c'est se faire tabasser par un gang dans une rue sale, le nez dans la fange, mais la tête déjà dans les étoiles.

Severant, c’est un disque qui flingue la gueule, qui arrache la colonne vertébrale. Un grand disque, sans être un album important. Que Severant fasse date dans le monde de la musique, c'est impossible, tant les retours sur ce LP furent discrets. Mais que le disque reste ancré dans ma vie musicale pour une décennie encore, je n'ai aucun doute là-dessus. Car en plus d'avoir rendu compréhensible une musique extrêmement hermétique, en plus d'avoir donné une profondeur mélancolique à l’impétueux mouvement footwork, Kuedo malaxe mes références cyberpunk pour les noyer dans un club  bouffé par le stupre désenchanté. Se plonger dans Severant, c'est écouter Gally et Yugo faire l'amour. C'est entendre la pluie crépiter sur les néons de Tokyo. C'est regarder les Spinner de Blade Runner filer lentement vers l'horizon. Bar à putes de Zalem, âmes errantes dans Lux, échines courbées par un soleil vert. Tendre chaire et ferraille rouillée. Chef d'œuvre.