Primavera Sound 2017
Parc del Forùm, Barcelone, le 1 juin 2017
Depuis plus de dix ans maintenant, la rédaction de Goûte Mes Disques est régulièrement invitée à aller faire les zouzous dans la plupart des festivals d’Europe : de Dour en Belgique à Benicàssim en Espagne, en passant par le Club To Club en Italie, le CTM Festival à Berlin, le Guess Who? à Utrecht, le très américain Coachella et une poignée d’autres plus ou moins prestigieux.
Un privilège finalement assez modeste qui se limite souvent à limiter le coût global d’un festival – les espaces presse étant pour la plupart des no man’s land très peu funky où des journaleux se prenant au sérieux retapent leurs impressions sur les concerts de la veille. Tout ça pour dire que notre enthousiasme de prétentieux blasés par ce festival-jeu ne pouvait plus être satisfait que par un événement comme le Primavera Sound. Tout simplement parce que ces cinq jours à Barcelone (complétés aujourd’hui par une édition à Porto la semaine suivante) sont souvent considérés comme la reine dans la ruche, le père de tous les festivals européens - si l’on s’en tient à une certaine vision de la chose, nous le verrons plus bas.
Et disons le tout de suite, le Primavera fait en effet la course tout seul sur de nombreux points. Et pas des moindres. Si vous avez un poil bourlingué entre les différentes organisations du genre sur le Vieux Continent, vous savez déjà que l’organisation globale de ce genre d’évènements est déterminante au moment de jauger le plaisir qu’on a à s’envoyer des dizaines de groupes sur des dizaines de scènes différentes. Et à ce niveau-là, le Primavera fait figure de premier de la classe. Il y a tant à dire sur la perfection générale de la mise en marche qu’on pourrait prendre des heures, mais comme lire un compte-rendu est déjà assez chiant comme ça, nous irons à l’essentiel.
Le site, tout d’abord, est majestueux. Certains diront qu’il est simplement à la hauteur de l’évènements et ils n’auront pas tort : entre les scènes avec vue sur la Méditerranée, les incursions contemporaines toutes barcelonaises, ce jeu entre ambiance balnéaire et environnement industriel (côté Primavera Bits), tout est beau et grand. La navigation est extrêmement fluide grâce à un réseau de chemins particulièrement clairs, en plus d’être bétonnés, qui permettent le même accès par des routes différentes. Tous ces chemins étant parsemés de bars à foison et de toilettes un peu partout. Comme si cela ne suffisait pas, une armée de bénévoles en chasuble jaune surgit à chaque fin de concert pour nettoyer intégralement le sol de tous les détritus, gobelets et mégots en tous genres. Si bien qu’on boufferait à terre, des deux grandes scènes aux endroits les plus confidentiels. C’est peut-être le véritable avantage de faire fonctionner les scènes en binômes : quand la fête s’arrête sur l’une, elle commence directement sur l’autre (si bien que les deux grandes scènes sa faisant face, il n’y a qu’à se retourner pour se placer au concert suivant). Vous avez dit un must ?
Et que dire d’un festival où le concept de file d’attente est inconnu, avec une mention toute spéciale pour les bars où tout se paie en cash ou par carte bancaire. Une sorte de retour en arrière justifié par l’horreur des tickets (souvent eux-même séparés entre tickets boissons et tickets nourriture), les queues interminables pour se les procurer, la facilité qu’on a pour les perdre, tout ça pour ne même pas gagner de temps une fois au bar. Heineken va plus loin encore et pousse le vice jusqu’à engager une armée de types entièrement sapés aux couleurs du géant de la bière, portant avec eux de lourds sacs à dos qui permettent d’amener les fûts et les pompes jusque dans le public au moment des concerts. Si le cynisme de cette pratique nous a convaincu de ne pas y recourir (ça ressemble drôlement à un truc d’enculé de startupper fan d’uberisation de l’offre), difficile de voir un seul détail de nature à perturber la fluidité générale de l’expérience. Et on soulignera à peine le confort ultime impliqué par des toilettes propres, pour la plupart en faïence, faciles d’accès à toutes heures du jour et de la nuit. La machine est rodée.
Tout cela demande évidemment une montagne d’argent – et on parle d’une industrie qui demande déjà de base un investissement absolument colossal, si bien qu’à moins de faire exploser le prix du billet d’entrée (on reste dans une moyenne générale de 190 euros la pass 4 jours) il faut au Primavera s’armer de sponsors. Et comme pour les plus grands stades de foot aujourd’hui, la pratique du naming fait désormais partie de l’ADN du Primavera. Ray-Ban, Mango, Heineken, Pitchfork, Bacardi, Adidas, Desperados se sont octroyés le nom de la plupart des scènes tandis que des panneaux LED diffusent en continu des pour Apple Music ou Noisey - même les Inrocks ont leur encart publicitaire, c'est dire. Si bien que marcher sur le site ressemble à une ballade dans Time Square, c’est là partout et tout le temps, l’art capitaliste de la suggestion permanente.
Tout ça nous amène au deuxième volet de rapide compte-rendu. Le Primavera est un festival absolument bourgeois, et la musique qu’il propose (ainsi que la manière de la consommer) l’est tout autant. L’affiche est inattaquable, blindée à tous les niveaux de noms ronflants qui ont fait la scène indé au cours de l’année passée. La grande scène est une vitrine pour tous les groupes poussés uniformément par tous les canaux de distributions mainstream qui se la jouent indé, si bien que voir jouer Metronomy, Run The Jewels, Frank Ocean, The XX et Arcade Fire, Solange et Mac de Marco sur une même scène ressemble d’avantage à une réunion de famille plutôt qu’à une proposition véritablement sérieuse. Et ce qui est vu là-bas comme aventureux (Shellac, Swans, Aphex Twin ou GAS) est vu par les aventureux comme des produits assez mainstream. Tout est une question de curseur, et le Primavera a choisi de mettre l’accent sur ce qui ne fait pas de vagues. Comme le produit doit être parfait, après tout c’est encore le consommateur qui achète son billet, l’organisation espagnole ne se limite pas à choisir les noms les plus badass du grand bain dissolvant indé, il en sélectionne les produits les plus efficaces. Il n’existe pas de mauvais concert à Primavera, que des machines de scène parfaitement huilées pour un public qui n’accepte plus que ça.
Le bourgeois blanc (un concept à prendre non pas dans l’opposition entre le riche et le pauvre, mais dans l’illusion de la distinction qui consiste à faire un pas de côté vers quelque chose d’apparemment plus secret ou plus qualitatif car moins immédiat alors que tous font ce même pas de côté pour recréer une nouvelle norme de goût et de pensée, tout autant en surface des choses) est à sa place, c’est un paradis pour lui : tout est confortable, lisse par sa triste perfection et au moins aussi scripté qu’un nouveau Call of Duty. Un événement taillé pour les enfants monarques qui ne veulent plus seulement mais qui exigent. Obligations de résultat et de performance à son maximum. Un festival popcorn qui ne peut que fonctionner à plein tube, car c’est sa nature profonde, mise en mouvement par une logique simple en forme de rampe de lancement ultime. Tu paies, tu reçois et tu me feras le plaisir d’arriver bien propre, gominé, armé de tes plus belles lunettes et ton tee-shirt le plus cool (vous remarquerez d’ailleurs qu’il n’y a pas de camping à ce festival ni de mecs pouilleux, tout le monde loge à l'hôtel ou dans son Airbnb réservé 6 mois à l’avance).
Le perdant dans tout cela, c’est très logiquement l’esprit d’aventure, qui pourrait nous faire croire que le Primavera est finalement une planche à billets surpuissante (voire infinie) pour se payer à l’aveugle tous plus gros performers indés de l’année doublée d’une organisation à toute épreuve. Une énorme machine destinée à tous ceux « qui picorent » leur musique (expression entendue sur place, lourde de sens), qui veulent un peu de ceci, un peu de cela, qui ne veulent pas prendre trop de risques et qu’on ne leur cassent pas trop les oreilles, quitte à ce que l’ensemble de la programmation soit finalement assimilable comme un seul genre. Un peu comme le glutamate, fourré dans toute la bouffe de supermarché qu’on refourgue pour être bien sûr que ton poulet aie finalement un peu le même goût que ton coca ou ta salade dans ton sandwich. Un cirque absolument parfait, qui débouche sur une expérience qui l’est tout autant. Il ne peut y avoir de déception ici, elle ne peut exister car l’ennui est banni dans ce parc d’attraction. Seules restent les propres soirées passées à danser sous les lumières d’un panneau publicitaire, au son d’une lointaine mélodie faite de rap de stade, de pop de midinettes, de tech-house big room ou de r’n’b bien codé. On ne sait plus bien, et peut-être finalement que les genres ont disparu sous le dissolvant soleil espagnol, jusqu’à ressembler à ce que Pascal Bruckner disait de Disneyland en son temps (passage utilisé autrefois pour clôturer ma chronique du premier James Blake, qui aurait eu sa place sur la grande scène six ans après ce papier) : « Avec un art consommé de la reconstitution, Disneyland remet au monde époques et cultures qui coexistent en bonne intelligence dans cet espace bienveillant. Et sur les tipis du Peau Rouge comme sur l’auberge de Cendrillon, une même tonalité à base d’ocre, de rose et de pastel fond les contrées recrées dans une même patine suave et caressante, fabrique du concorde avec du divers. »