IV
KTL
Il parvient quelquefois à Goûte Mes Disques des albums d’une richesse et d’une opacité incroyables. On a beau savoir qu’ils ne feront jamais danser personne et qu’ils ne parviendront jamais à atteindre des records de ventes, on ne peut s’empêcher de rester assis devant, la tête complètement vide, un peu comme un chat dans les phares d’un semi-remorque. Des albums comme ça, s’ils ne réjouissent pas le cœur outre mesure, ont le mérite de faire réfléchir et, finalement, c’est à ça que sert l’avant-garde.
KTL produit ce genre d’albums. Stephen O’Malley, dont le groupe est un side-project, est le leader de Sunn O))) qui passe pour être un des piliers du drone rock, genre particulièrement obscur s’il en est, mais dont il serait inopportun de taire le nom. En effet, on situe généralement les expérimentations les plus subtiles du coté de la musique électronique ou des dérivés du post-rock mais le métal n’est pas en reste. J’en vois dans le fond qui se lèvent en marmonnant : non messieurs, il ne s’agit pas de grosses guitares pompeuses ou de batteries excessives mais plutôt de quelque chose qui s’apparenterait à du shoegazing mâtiné d’indus. Avec un tempo lent, des sonorités proches de Tool et un gros travail sur les basses fréquences, le drone rock sert des ambiances tendues et saturées à l’extrême qui ont, pour l’oreille avertie, un pouvoir hypnotique certain.
IV est monolithique à tous les points de vue. Il est froid, pesant et fondamentalement impénétrable. Un véritable mur de son en somme, au travers duquel on a bien du mal à percevoir quelque nuance. Y en a-t-il d’ailleurs ? Il faut croire justement que dans ce magma sonore les repères ont volontairement été vaporisés pour laisser à l’auditeur un sentiment d’abandon total. Bref, on patauge, on suffoque et on coule dans un véritable déluge biblique tout au long des six pistes de la plaque. O’Malley ne laisse aucun répit à son auditeur. Il l’exécute à petit feu dans une mise en scène théâtrale digne des fantasmes les plus sombres d’un quelconque dictateur. « Paraug » et « Paratrooper » sont à ce point massifs que l’entrée de la batterie d’Atsuo, le batteur du mythique groupe japonais Boris, sur le second fait l’effet d’une bouffée d’air frais rythmique. Une bombe a explosé et il ne reste rien. Des cendres renaissent petit à petit des rythmes construits avec des craquements et des coups. Ainsi « Benbbet » bâtit le chaos à partir du vide tandis qu’ « Eternal Winter » passe d’un vrombissement interminable aux grésillements d’un clavier décadent qui finissent par transpercer les tympans d’abord, l’âme ensuite. Glacial.
Qu’on soit bien d’accord, IV est une expérience musicale extrême. Le genre d’expérience qu’on ne réitère pas trois fois par jour à moins d’organiser des messes noires. Même pour le drone rock de Sunn O))), IV tient de l’hyperbole tant la guitare semble méconnaissable. Néanmoins, le curieux sera tenté d’abandonner pour un temps ses habitudes musicales pour plonger la tête dans l’eau froide. Qu’on y comprenne quelque chose ou pas, KTL a le mérite d’aider l’auditeur à remettre en question ses fondamentaux, ce qui n’est jamais une mauvaise chose.