Si la politique est devenue une affaire véritablement européenne dans de nombreux domaines, il y en a d’autres qui ne s’inscrivent pas vraiment dans cette démarche communautaire, à l’image de la culture, qui est restée une prérogative majoritairement nationale.
Fort heureusement, il existe quelques exceptions : ainsi, depuis son lancement en 2014, le programme SHAPE a toujours su faire jouer la carte européenne dans le seul et unique but de faire rayonner les musiques obliques et les formes artistiques aventureuses aux quatre coins du continent, en s’appuyant sur un principe assez simple : chaque année, un appel à candidatures est lancé, et une petite cinquantaine d’artistes est sélectionnée pour aller défendre sa proposition dans un réseau de festivals partenaires, tel le CTM à Berlin, les Siestes Electroniques à Toulouse ou le schiev festival à Bruxelles.
Rebaptisée SHAPE+ l’année dernière, la plateforme cofinancée avec vos deniers se veut à l’image des musiques qu’elle ambitionne de valoriser : en permanente mutation. Et alors que la liste des artistes sélectionné·e·s pour la saison 2023/2024 vient d’être dévoilée et qu’on y reconnaît quelques très jolis noms (Ojoo Gyal, NZE NZE ou Felicia Atkinson pour n’en citer que trois), l’initiative veut pousser encore plus loin le curseur collaboratif, et lui donner une dimension véritablement européenne : au programme « traditionnel » consistant à caser des artistes SHAPE+ lors de divers événements vient se greffer un programme de résidences ayant pour objectif de tisser des liens entre une scène locale et des artistes SHAPE.
Pour sortir d’un circuit festival où les artistes rebondissent de ville en ville pour une date unique, l’idée est de les faire travailler sur quelques semaines ou quelques mois avec des locaux pour créer des liens plus solides. Parce que déjà, tout le monde se rend bien compte qu’en termes de bilan carbone, tout ça n’est pas très raisonnable. Et aussi qu’après tout, c’est ça le projet européen : faire en sorte que tu sois bien moins chaud de taper sur la gueule de ton distant voisin parce que tu le connais et qu’il est quand même sympa.
On a récemment assisté aux résultats de deux de ces rencontres dans le cadre d’une soirée schiev organisée dans leur traditionnelle maison d’accueil, le Beursschouwburg, à l’occasion d’Out Loud - le festival estival du lieu, où se succèdent concerts gratos, performances et apéros sur leur légendaire terrasse. Les Bruxellois Carrageenan et Quanta Qualia (Siet Raeymaekers et Tomas Dittborn) y ont respectivement collaboré avec l’artiste letton m.a.t.a.d.a.t.a (Toms Auniņš) et la Parisienne Oï les Ox.
On a pu y constater le bien-fondé de ces mises en lien. On retrouve dans le duo Quanta Qualia (qui mêle chorégraphie, musique, performance et installation) le même goût que chez Oï les Ox pour la bricole, le télescopage et une sorte de poésie du quotidien de l’ère numérique. Dans le cadre du duo Carrageenan x m.a.t.a.d.a.t.a, il y avait plus quelque chose de l’ordre de la confrontation – si on leur sent des affinités communes pour l’EBM et autres spécialités belges adeptes du kick qui tache, c’est dans l’opposition entre la raideur et le funk froid du Bruxellois et le goût du Letton pour un certain maximalisme qu’il se passait un truc intéressant.
Alors pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants de ces résidences et de cette nouvelle mouture du programme Shape, on est allé discuter brièvement avec les locaux de l’étape.
Est-ce que cette initiative de résidence suit un principe de « Tinder de la musique expé » ? Autrement dit, comment est né ce projet, dans quelles conditions ou contraintes, comment se fait le « match » ?
Siet (Quanta Qualia) : Heureusement non! Avec Quanta Qualia, on est convaincus que les rapprochement se font naturellement, presqu’inévitablement. Surtout quand on s’expose, comme n’importe quel autre artiste. On connaît assez d’artistes formidables. Dans notre cas, on est potes avec Aude depuis plus de 5 ans et nos univers se sont déjà rencontrés. Par exemple j’ai pu créer des costumes pour son live, et elle nous a aidé sur la scénographie d’un film.
Carrageenan : Dans mon cas, la proposition est venue de Guillaume de Schiev d'une manière assez intuitive et organique, il connaissait mon intérêt de longue date pour les pays baltes et il a observé une certaine proximité esthétique entre le travail de m.a.t.a.d.a.t.a. et le mien. Lui comme moi avons immédiatement accepté et nous nous sommes rencontrés peu de temps après, chez lui, à Riga.
Est-ce que tu penses qu’une collaboration comme celle-là aurait pu voir le jour sans l’invitation de schiev et le soutien d’un dispositif comme SHAPE+ ?
Carrageenan : Je ne pense pas, les collaborations transeuropéennes sont finalement assez rares. Il semble que les musiciens ont tendance à collaborer avec d'autres musiciens de leur pays, voire de leur ville. J'ai eu l'occasion d'aller plusieurs voir à Riga pour y jouer mais malgré mon attachement à cette ville, l'opportunité de collaborer avec un musicien letton ne s'était jamais présentée. Les rencontres avec d'autres musiciens pendant les tournées sont fréquentes et enrichissantes mais en viennent rarement au point d'envisager de collaborer. Il faut dire que les scènes de l'est et l'ouest ont tendance à peu communiquer entre elles, les gens de Bruxelles ne savent pas tellement ce qui se passe à Riga, et inversement. Les contextes géographiques, historiques, politiques, économiques forgent des points de vue différents qui créent une forme de pudeur où chacun reste dans sa zone de confort. De ce point de vue, ce genre d'invitation change beaucoup la donne pour favoriser ces échanges.
Pour en revenir au soutien spécifique de Shape+, le dispositif nous a donné le soutien matériel et le cadre qui ont rendu pratiquement possible cette collaboration, notamment en termes de transport, répétitions, hébergement. Par ailleurs nous n'aurions pas pu présenter le travail réalisé dans un lieu tel que le Beursschouwburg sans le soutien de Shape+ et Schiev.
Siet (Quanta Qualia) : Dans ce genre de collaborations, il y a un idéal et une curiosité partagés, qui découle d’une volonté féroce de faire quelque chose ensemble. Une amitié qui va bien plus loin qu’une rencontre occasionnelle. Le concours de achieve ou de Shape+, ça intervient bien plus loin dans le processus.
Est-il important que la musique expérimentale - ou plus difficile d’accès, pour quelque raison que ce soit - soit subventionnée pour exister ? Et plus généralement, est-ce que sa survie en dépend en partie ?
Siet (Quanta Qualia) : On a décidé de consacrer nos vies à la musique, à l’art, et à toute la communauté qui se construit autour. On fait partie d’un réseau affinitaire énorme dont les membres, malgré une société qui évalue une activité en fonction de l’argent qu’elle génère ou de la popularité qu’elle récolte, s’organisent et continuent d’expérimenter.
Carrageenan : La musique expérimentale existe partout, même dans des contextes où elle n'est pas subventionnée. À mon sens c'est avant tout une pratique vitale, qui n'a besoin de rien pour exister. Je pense notamment à un pays comme la Chine où la discrétion de cette scène fait aussi sa force, pour pouvoir exister puissamment malgré tous les obstacles qui peuvent exister. D'un autre côté les conditions de création et de soutien privilégiées en Europe sont cruciales pour donner aux musiciens l'espace et le temps nécessaire pour se développer et se professionnaliser.
Siet (Quanta Qualia) : C’est un choix de vie, qui doit être soutenu économiquement. Tout le monde sur cette planète doit avoir le droit d'être mis dans de bonnes conditions pour créer.