Pourquoi ce qui arrive à Pitchfork est plus grave que vous ne le pensez ?
Pitchfork est devenu au fil des ans une cible (beaucoup trop) facile. Avec ses reviews devenues consensuelles (se permettraient-ils ce genre de facétie en 2024 ?), ses notes à la décimale au doux parfum de surréalisme belge et les listes de fin d’année dont on se demande parfois si elles ne sont pas compilées par le service marketing, cela fait longtemps que pas mal de monde déclare “ne plus lire Pitchfork”. Et c’est bien dommage, car il y a des choses que Pitchfork fait toujours très bien : les interviews, les longs formats, les chroniques du dimanche, les compilations étrangement spécifiques, les papiers sur la musique latino et, bien sûr, les reviews. Peu de moment de synergie aussi fort dans la presse musicale que le 10/10 donné à Fiona Apple pendant le confinement.
Or voilà, quand la tristement célèbre Anna Wintour, la chief content officer de Condé Nast, le conglomérat médiatique qui avait acheté Pitchfork en 2015, a annoncé que Pitchfork serait désormais rattaché à la rédaction du magazine masculin GQ, celle-ci a également annoncé une vague de licenciements, apparemment inévitables au vu des pauvres performances du titre. Quelles performances ? On n’en sait pas plus. Comme un commentateur de Stereogum le souligne : personne n’a intrinsèquement besoin de lire une chronique de disque à l’époque où toute la musique est disponible en un clic. Par ce déménagement, la publication est sommée de s’adapter aux usages de 2023. Mais si Pitchfork, de loin le nom le plus reconnu dans le monde dans la presse musicale en ligne, ne peut pas se maintenir à flot, on peut douter de la rentabilité du secteur entier.
Une situation assez similaire à ce qu’a vécu Bandcamp en octobre dernier quand, après avoir été acheté par l'éditeur de jeux vidéo Epic Games, cette dernière a revendu aussi sec la plateforme à Songtradr, une horrible firme de licensing, qui en a profité pour limoger le gros du contingent de la rédaction. Condé Nast annonce le renvoi de certains membres du staff de Pitchfork sans annoncer de chiffre, mais n’allez pas croire que le service RH y est allé de main morte. Parmi les renvois, des pointures du journalisme musical : Marc Hogan, Ryan Dombal, Amy Phillips et Puja Patel, rédactrice en chef depuis 2018. On croise les doigts pour Philip Sherburne.
La chronique d’album est-elle soluble dans le business ? Finalement, le destin de Pitchfork est intimement lié au secteur entier de la presse musicale, dont tous les titres historiques ferment un à un sans possibilité de sauvetage. Les journalistes sont quant à eux les dindons de la farce, obligés de sauter de rédaction en rédaction jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Quant aux lecteur·rices, toujours dans la réaction plutôt que dans l'action, ils déplorent tous les six mois une "perte inestimable" dans un secteur qu'ils laissent crever la gueule ouverte, rechignent à mettre la main au portefeuille dès qu'on leur demande et semblent se contenter de contenus faussement gratuits ou de recommandations algorithmées qui tiennent dans une story Instagram. Alors, la faute à qui ?