Nicolas Jaar réécrit la musique d'un film arménien de 1969 (tout un programme)
On connaissait Nicolas Jaar producteur d'un son deep classieux et raffiné, parfois un peu trop éthéré pour tenir la longueur. On connaissait Nicolas Jaar en DJ très inspiré, comme le prouvent ce set au Sónar ou son génial Essential Mix. On connaissait Nicolas Jaar improvisant cinq heures de musique non-stop dans un pince-fesses du MoMA. Encore plus hype que hype, on vous présente aujourd'hui Nicolas Jaar producteur de musique de film muet, underground, expérimental, avant-gardiste, soviétique, arménien. Le film en question? Couleur de la Grenade, de Sergei Parajanov - la grenade désignant ici le fruit et non l'arme.
Expérience hypnotique et ultra-esthétisante, le film reprend l'image du poète arménien du XVIII° Sayat Nova pour en faire une allégorie de la condition de poète. Le pitch : "Ce film ne cherche pas à raconter la biographie d'un poète. Le réalisateur a plutôt cherché à recréer le monde intérieur du poète à travers les inquiétudes de son âme, passions et tourments, en usant largement de symbolisme et d'allégories spécifiques à la tradition médiévale des poètes troubadours arméniens."
On notera d'ailleurs une légère pointe de snobisme - voire de naïveté - dans "l'exotisme" de la présentation du projet de l'Améircano-chilien sur Youtube : dans l'utilisation de l'alphabet arménien dans le titre alors que le film est une production soviétique, ou dans le sous-titrage du titre du film utilisant des caractères cyrilliques (vive la cohérence !) détournés de leur son originel - remember le "TЯISTAИA" du clip de Mylène Farmer.
Impossible pour l'instant de savoir comment ni pourquoi Jaar se retrouve dans ce projet : a-t-il été mandaté ? initiative personnelle ? injonction surnaturelle ? On peut tout de même s'interroger sur la validité esthétique d'une telle démarche lorsqu'elle écorne l'intégrité d'un film - mythique - qui n'était ni muet ni dépourvu de musique. Ainsi, toutes les voix off du film original se retrouvent curieusement amputées et réduites à l'état de sous-titres dans la version 2015. Remplacez Couleur de la Grenade par le titre de n'importe quel space-opera et vous conviendrez de l'absurdité et de la fatuité d'une telle entreprise. L'image du film devient alors un argument pour Jaar, un prétexte à la composition plutôt qu'un objet total, tout comme des sonnets sont prétextes des Quatre Saisons ou la radioactivité chez Kraftwerk - la musique à programme que ça s'appelle.
Aussi, si la musique seule pourrait à nos yeux se suffire à elle-même et ne nous poserait pas de problème éthique (après tout, la producteur a tout à fait le droit de s'inspirer d'un film pour composer une musique), c'est l'objet "film=image+musique" détournant ainsi l'original qui pose question. Pour régler le problème, peut-être suffit-il de créer la catégorie "remix de film" (à ne pas confondre avec la reprise, hein), mais alors un remix bien plus pauvre et bien moins poignant que l'"original edit".
Quant à la musique elle-même, on ne trouve pas plus hypnotique et ultra-esthétisant, ce qui colle, il faut tout de même l'avouer, avec le parti pris esthétique du film. On vous laisse juger.
Pour la version Nicolas Jaar 2015 :
Pour la version Tigran Mansourian 1968 :
Vous nous ferez une analyse comparée et on ramasse les copies à la fin...