Un confinement, ça laisse du temps. Du temps pour ranger des trucs, comme les dossiers sur son bureau, son placard à épices ou la pile de draps, mais aussi du temps pour un autre type de tri. Pourquoi ne pas se poser sur son canapé, le regard plongé dans le vide, et laisser sa mémoire choisir un disque pour en parler moins à travers le prisme de la raison que celui du cœur ? Nous, c'est ce qu'on a décidé de faire.
Entrer dans les musiques électro-acoustiques, ça n’est pas une mince affaire. Déjà que passer de Beyoncé à Jay-Z (ou inversement) peut demander un effort considérable, alors il faut bien comprendre que passer de la musique qu’on écoute habituellement aux créations des compositeur•rices de la deuxième moitié du 20e siècle, c’est un tout autre délire.
Parce qu’il ne s’agit plus de revoir telle façon de gérer une batterie, telle utilisation de la guitare ou telle transformation dans l’autotune ; il s’agit de revenir sur l’intégralité de notre rapport à la musique. En pratiquant une déconstruction fondamentale de tout ce qui sous-tend notre écoute « normale ». C’est bien pour ça que cette musique est, de prime abord, tout simplement inaudible, parce qu’elle donne à entendre des fréquences qui interrogent les fréquences. Et c’est également pour cela qu’il faut souvent y être introduit, par un auditeur ou une auditrice avisée et pédagogue, ou bien par un artiste qui semble dégager un peu de lumière dans ces abysses d’expérimentations. Pour moi, cet artiste a été Luc Ferrari.
Compositeur français né en 1929, Ferrari a traversé tout le 20e siècle aux premières loges de l’innovation. Élève d'Olivier Messiaen et d’Arthur Honegger à Paris, présent à Darmstadt dans les années 1950, il a eu l’occasion de se lier d’amitié avec Ligeti, Luciano Berio ou John Cage et de voir émerger avant ses trente ans l’univers qui tournoyait autour de Karlheinz Stockhausen. La recherche d’une musique électronique permettant de transformer des prises de son traditionnelles ; la percée d’un groupe d’artistes loin du concept de mélodie, de tonalité – ou d’atonalité ; une musique sans musique : voilà ce qui est advenu dans les années 1950 et à quoi Luc Ferrari a pu assister.
À partir de cette musique qu’on nomme électro-acoustique, tout un groupe français s’est constitué autour de l’idée de « musique concrète ». Moi, c’est toujours une expression qui m’a intrigué : comment une musique pourrait-elle être concrète, puisque le message sonore est celui qui, nous parlant peut-être le plus, parle toujours sans rien dire ? Et en même temps, comment une musique pourrait-elle être autre chose que la concrétude d’un frottement, d’un pincement ou d’une frappe sévère sur une peau ? C’est grâce à Luc Ferrari que j’ai pu comprendre – ou du moins me faire une idée – de ce que peut être une musique qu’on appellerait « concrète ».
Pas en écoutant Didascalies 2, paradoxalement. C’est avec son concept de Presque Rien que j’ai pu explorer avec un peu plus d’aisance toute cette musique. Attiré par le titre de cette série qui me rappelait la lecture du texte de Vladimir Jankélévitch, je me demandais comment un type qui avait bossé avec Stockhausen et Messiaen pouvait faire une musique dont le nom appelait un certain minimalisme avant l’heure. Loin des Etats-Unis de Steve Reich et Philip Glass, le minimalisme de Luc Ferrari est celui d’une fusion de la composition avec le monde. L’enregistrement des bruits qui nous entourent, ceux de la nuit des campagnes françaises, celui du vacarme des villes espagnoles, c’est la tranche de réel que souhaite offrir un artiste qui, par là, cesse déjà de se désigner comme le créateur.
Qu’il y ait quelque chose à entendre, c’était de fait un des plus grands présupposés de toute notre histoire musicale. Et à la question de savoir s’il fallait plus ou moins de notes ou comment on allait les jouer, les compositeurs comme Luc Ferrari ont tout simplement arrêté d’essayer de répondre. En ressort une musique sans note, sans synthèse, qui permet un rapport de fait très concret avec le monde. Dans sa « Petite Symphonie Intuitive pour un Paysage de Printemps », on n’écoute pas un morceau, on se laisse faire corps avec un regard sur la nature. Il y a ces flûtes qui ont l’air d’être jouée par le vent, ce paysan qui nous parle, ce chien au loin.
Alors pourquoi est-ce que je repense à Didascalies 2 ? Si j’écoute plus souvent ses compositions à base de captations sonores, c’est pourtant celle-là qui me met le plus en mouvement. Comme un désir ardent de reproduire ce questionnement sur la musique à l'intérieur même de ses tournures les plus classiques, on a ce piano qui, en comparaison d’une sonate de Schubert, c’est sûr, ne fait rien. Une note martelée avec ennui pendant de longues minutes, le temps que la répétition la fasse disparaître de notre conscience, fondre dans notre salon. Je me fais avoir à chaque fois. Je mets le disque, j’attends, je commence immanquablement à penser à autre chose, et il revient sous une autre forme de rien, avec ces petites notes, presque dérangeantes malgré leur mélodie. Est-ce que c’est dans ma tête ? Non, la suite me le confirme à chaque écoute : c’est une composition dérangeante, trop vide et trop pleine, trop lente et trop rapide. Pourtant autour du flot désormais lointain de la première note, il y tellement de choses à entendre. C’est violent, c’est mélodique, c’est absurde, je me sens toujours perdu et j’y reviens à chaque fois. Et à chaque fois je me demande toujours un peu pourquoi j’y reviens. Jusqu’à ce que le violon arrive. Là je me souviens pourquoi j’aime autant cette pièce et pourquoi c’est néanmoins toujours un effort de l’écouter.
Parce qu’elle synthétise tous les concepts de la musique concrète mais qu’elle les transcende. Parce qu’elle me rappelle jusqu’où on peut aller, et aussi qu’on n’y va jamais. Parce que j’aime bien ces musiques qui me mettent en difficulté, et que celle-là, bien que je la connaisse parfaitement, je ne m’y repose jamais.
Sur Didascalies 2, il y a deux versions du morceau. Pour un artiste pour lequel le lieu de la musique était aussi important que la musique elle-même, avoir deux versions d’un même morceau n’est pas un gadget pédant. Didascalies 2 est joué deux fois, dans deux lieux, et pour moi, ce sont deux impressions pas tout à fait similaires d’être submergé par sa musique. Lors du deuxième enregistrement, Luc Ferrari était mort. Lui qui a voué sa vie à donner sens à un concept de compositeur qui était là pour accompagner ou canaliser le bruit du monde plutôt que pour le transformer, j’ai toujours trouvé ça beau de savoir que quand j’enchaînais les deux versions, il s’était passé quelque chose entre les deux.
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