Un confinement, ça laisse du temps. Du temps pour ranger des trucs, comme les dossiers sur son bureau, son placard à épices ou la pile de draps, mais aussi du temps pour un autre type de tri. Pourquoi ne pas se poser sur son canapé, le regard plongé dans le vide, et laisser sa mémoire choisir un disque pour en parler moins à travers le prisme de la raison que celui du cœur ? Nous, c'est ce qu'on a décidé de faire.
Vernon Subutex ne me contredira pas : disquaire est un taf instable. Certes. Mais c’est aussi, heureusement, une mission exaltante car vouée au simple plaisir sensoriel de celui qui se trouve devant le comptoir, comme de celui qui se trouve derrière.
Il n’y a pas si longtemps, j’étais encore de cette dernière catégorie, à vendre chaque jour mon lot de pépites coulées dans la cire jusqu’à ce que, justement, la précarité du métier ne m’oblige à conjuguer ces années au passé. Au shop, parmi mes activités favorites, il y avait ce petit défi lancé à mes collègues, clients et à moi-même de déterrer chez des artistes connus, de préférence ringards, des trucs super bons, de préférence obscurs. Un exemple simple pour comprendre : Jean-Pierre Castaldi qui chante, ça fait moyennement rêver et pourtant, écoutez « Le troublant témoignage de Paul Martin » et vous commencerez à capter l'essence de ce jeu de dupe. Autre exemple : Demis Roussos à l’assaut du prog-rock, pas de quoi se fouetter non plus. Et pourtant, il n’existe pas de superlatif assez fort pour qualifier « The Four Horsemen » et son clip tout en poils. Les exemples sont nombreux d’artistes has-been mais pourtant, au moins à un moment précis, inspirés : Yves Simon (« Au pays des merveilles de Juliet »), Michel Polnareff (« L ‘arrivée du roi à l’escurial » ou « Voyages »), Nicole Croisille (« Where did our sommers go »), Michel Berger (« Puzzle »), Joe Dassin (« Le jardin du Luxembourg »)... sans parler des déjà exhumés « Film » de Pierre Vassiliu (merci Born Bad) ou « Les aventures extraordinaires d’un billet de banque » de Bernard Lavilliers. Bref la France possède de petits trésors cachés bien visibles.
Parmi ces découvertes au gré des sillons, celle de Lux Aeterna de William Sheller est de loin la plus improbable, la plus marquante et va bien au-delà de l’anecdote. Sheller est connu pour la chanson la plus lacrymogène de tous les temps, « Un homme heureux ». William, c’est aussi des tubes : « Dans un vieux rock’n’roll », « Le carnet à spirales » ou « Rock’n’dollars ». Soit de la variété d’excellente facture, mais pas de quoi exciter non plus les diggers du monde entier. Ce que l’on sait moins, c’est qu’au tournant des années septante, Sheller est à la pointe de la pop sous acide comme peut en témoigner Les esclaves, cet album mythique qu’il enregistre avec Guy Skornik et Paul Piot sous le nom de Popera Cosmic. Mais Sheller ne s’arrête pas là et c’est seul, cette fois, qu’il compose en 1972 une musique surréaliste dédiée au mariage d’un de ses potes. CBS aura le bon goût d’en faire un disque dont le succès sera néanmoins mitigé vu l’ovni. En même temps, on imagine la tête du cureton bénissant les jeunes époux au son de « Introit » ou « Hare Krishna »... Ce disque est pourtant bien un joyau d’ésotérisme et de mysticisme, un opus (magnum) de musique religieuse, à prendre au degré qu’on veut.
Sheller a une façon unique de marier l’ambiance de nos églises aux canons de la pop psychédélique d’alors. La recette est simple sans être simpliste : symphonie de cordes, de anches, petits effets électroniques, chœurs dignes de Notre-Dame (souvent en feu), guitare wah-wah, voix entêtantes semant le fidèle d’un canal auditif à l’autre (« Sous le signe des poissons »), breaks taillés au sécateur et basses charnues. Le tout ficelé sublimement à la manière d’un Jean-Claude Vannier, d’un Karl-Heinz Schäfer ou d’un Alain Goraguer de la même époque, l’âge d’or des arrangeurs ; Lux Aeterna est donc à ranger auprès de L’enfant assassin des mouches, Les Gants blancs du diable et La planète sauvage, œuvres cultes de ces derniers et tout aussi indispensables que celle de Sheller. Au passage, pour ceux qui l’ignoraient encore, c’est le morceau « Introit » qui sert de base au classique anticipateur « 3030 » de Deltron 3030. La grosse demi-heure que dure Lux Aeterna est une expérience sensorielle et musicale comme on en vit rarement. William Sheller a l’art de l’hyperbole, de la grandiloquence triomphante. Écoutée à pleine puissance, cette musique a quelque chose de surnaturel. En toute partialité, c’est une tuerie, écoutez-la, partagez-la ! Que dire de plus ? Rien à part qu’on aimerait bien avoir un pote comme William.
Les autres Love lockdown :
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Love lockdown #2 : Grits - The Art of Translation
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Love lockdown #4 : Nicki Minaj - Pink Friday