Love lockdown #3 : Lil Ugly Mane - Mista Thug Isolation

par Aurélien, le 19 mars 2020

Un confinement, ça laisse du temps. Du temps pour ranger des trucs, comme les dossiers sur son bureau, son placard à épices ou la pile de draps, mais aussi du temps pour un autre type de tri. Pourquoi ne pas se poser sur son canapé, le regard plongé dans le vide, et laisser sa mémoire choisir un disque pour en parler moins à travers le prisme de la raison que celui du cœur ? Nous, c'est ce qu'on a décidé de faire.

Il y a dans mon entourage un garçon assez spécial. Afin de respecter son anonymat, nous choisirons de l'appeler Simon. Simon, c'est un personnage entier, peu enclin aux concessions. Des fois, ce trait de caractère réussit à me faire sortir de mes gonds. Parfois, c'est un gage d'exigence que je ne trouve que chez lui. Simon en tout cas, il a un avis beaucoup plus tranché que moi sur les choses. Pourtant, il me donne parfois ce rare privilège de lui proposer un disque, dans le sillage de ses obsessions du moment. Et c'est un privilège auquel je m'empresse de toujours faire honneur. Récemment, c'est sur le rap de Memphis qu'il a trébuché, le poussant à frapper à ma porte pour quelques références. Souvent, il ne les écoute pas, et il faut que je m'y prenne à deux ou trois fois avant qu'il n'appuie sur play. Parfois, ça réussit à faire mouche directement, et pour moi ça n'a pas de prix. Parmi ces victoires, il y a Mista Thug Isolation, le deuxième long format de Lil Ugly Mane

Musicien natif de Virginie, Travis Miller n'a pas eu la chance des gens qu'il a côtoyé. Ou disons qu'il n'a pas cherché à la provoquer : son pote Denzel Curry par exemple, au prix de quelques sacrifices, est aujourd'hui une vedette. Travis est plutôt du genre à tenir à son intégrité : il ne joue pas le jeu de son époque, et compte  sur l'adoration d'une fanbase discrète pour continuer d'exister. Ces derniers temps pourtant, ce ne sont pas les occasions qui se bousculent : il faut remonter à 2015 pour se remémorer qu'une de ses productions avait fini dans une pub NSFW pour un e-liquide goût lean, et qu'il avait sorti son troisième album, Oblivion Access, plus proche de son passé de musicien noise que des références horrorcore de son opus magnus. Depuis, à l'exception d'une apparition sur le dernier disque de Wiki, on peut dire que le mec a disparu des radars, et probablement de façon définitive.

Bon, c'est sûr que LUM n'a jamais été une figure du mainstream : pour découvrir Mista Thug Isolation à sa sortie en 2012, il fallait zoner sur les forums. Et à lui seul, ce disque représente la quintessence de cette époque où l'on accumulait la musique à l'état de MP3. On navigue, on écoute, on garde dans un coin de sa tête. Parfois, il est nécessaire d'y revenir plus tard, avec une oreille différente, mieux calibrée et référencée. Mista Thug Isolation n'a pas eu besoin de ce traitement : ce fut un coup de cœur instantané, et l'aboutissement parfait de ce que l'oeuvre de la Three 6 Mafia ou de Tommy Wright III ont mis sur la table, sans cet écrin lo-fi qui leur fait défaut aujourd'hui. En guise de match retour, le second disque de Lil Ugly Mane a permis d'apporter une lumière nouvelle sur cette musique dont la créativité débridée s'exprime finalement au-delà de la qualité pauvre de ses enregistrements, proposant une clé de compréhension indispensable pour aborder le riche passif de la scène rap de Memphis et de Houston des années 90.

Depuis sa sortie, Mista Thug Isolation est resté un sujet d'obsession constant. Chaque réécoute, c'est comme attraper la queue du Mickey dans les manèges de la fête à neuneu : on en reprend pour quelques tours de plus, et on redécouvre de nouveaux détails. Pour rester dans la métaphore de la fête foraine, Mista Thug Isolation ressemble à un gigantesque train fantôme de pimps où les sorcières portent un grillz et la barbe à papa est remplacée par le dirty sprite. Avec sa galerie de samples parfaits (celui de "Breezem Out" <3) et une inspiration horrorcore cartoonesque, cet effort à l'insolente qualité est comme toutes les séries Z aux costumes bons marchés qu'on affectionne : un disque d'horreur joué en chopped & screwed presque trop cliché pour être vrai, mais suffisamment audacieux pour que le délire qu'il propose soit équilibré, tout en évitant soigneusement de recourir au "jump scare" pour garder l'auditoire alerte.

 

Et donc, voilà un disque parfait pour ces périodes de confinement : comme une respiration entre deux séries Z, ou pendant le visionnage de l'oeuvre de Dario Argento, Mista Thug Isolation fait partie de ces classiques méconnus qu'on vous invite à découvrir de toute urgence. D'abord parce que ce n'est pas parce qu'on est aux portes du printemps qu'on a pas le droit de rêver d'Halloween, ensuite parce que dans Mista Thug Isolation, il y a "isolation", et qu'en ces périodes où l'on se trouve privé de sortie, il n'est pas interdit de rêver de raves parties entouré des plus belles légendes urbaines du cinéma d'épouvante. D'autant que ce rêve est finalement relativement raccord avec le contexte du moment. Ce qui nous permet de vous rappeler à cet incontournable geste barrière lors de votre prochain réapprovisionnement en papier toilette : toujours laisser au moins un mètre d'écart entre le zombie devant et derrière vous avant le passage à la caisse. A bon entendeur.

Les autres Love lockdown :

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Love lockdown #2 : Grits - The Art of Translation