Un confinement, ça laisse du temps. Du temps pour ranger des trucs, comme les dossiers sur son bureau, son placard à épices ou la pile de draps, mais aussi du temps pour un autre type de tri. Pourquoi ne pas se poser sur son canapé, le regard plongé dans le vide, et laisser sa mémoire choisir un disque pour en parler moins à travers le prisme de la raison que celui du cœur ? Nous, c'est ce qu'on a décidé de faire.
J’avais alors treize ans et les oreilles encore pucelles. Ma culture musicale se limitait à celle d’un jeune téléspectateur lambda de M6 abonné aux compilations Dance Machine et aux cassettes 2-titres de Snap et Haddaway. Cela faisait bien trop longtemps que je me vautrais dans la soupe eurodance. Heureusement, à 8.917 kilomètres exactement de mon monde artistiquement désolant, un type en baggy XXL et Stan Smith, aux oreilles nettement plus affutées que les miennes, allait, sans le savoir, changer ma vie : Joshua Paul Davis a.k.a. DJ Shadow.
Lui ne perdait pas son temps devant son tube cathodique, Charlie, Lulu ou le Hit Machine ; non, lui ce qui l’intéressait c’était de fouiller les greniers et les caves de L.A. à la recherche de vieux 45 et 33-tours. La mixtape régnait alors en maître dans le monde du hip-hop mais Josh voyait plus grand : réaliser un album entièrement basé sur le collage de samples pour créer des morceaux originaux et cohérents à partir de matières préexistantes. Il allait y parvenir en 1996 avec Endtroducing.
Pour comprendre la démarche de Shadow, observons un titre en particulier, « Building Steam with a Grain of Salt », dont le corps se compose entre autres d’une petite mélopée pianistique d’un folkeux des années 70, d’un break qui tâche tiré d’un hit soul de 1969, de petits effets électroniques chopés sur un disque éducatif, de la voix d’une chanteuse soul embarquée dans un projet pop sans lendemain et d’un riff de basse funky made in 1974.
Avec cette mathématique de l’empilement, DJ Shadow a donné à lui seul une raison de vivre au site WhoSampled. Il a surtout suscité chez moi maints orgasmes auditifs, car « Building... » n’était pas la seule merveille de l’album, elles étaient nombreuses : « What does your Soul look like pt.4 », « Stem/Long Stem », « Organ Donor » et surtout le summum de l’extase « Midnight in a Perfect World ». Tous se battent pour le titre honorifique de morceau ayant le plus tourné sur mon Discman.
Avec le recul, je mesure aujourd’hui encore plus l’étendue de la connaissance et de l’inspiration folle de DJ Shadow à l’époque. Dans cette fin des années 90, Josh Davis mérite bien son statut de demi-dieu dans le milieu du hip-hop underground. Lui et le label Mo’Wax qui sort ses premières productions ouvriront à de nombreux DJs tels DJ Krush, RJD2, Kid Koala, Q-Bert ou DJ Cam une voie royale. J’avais également trouvé la mienne et ce n’était qu’un début car au-delà de sa portée musicale pure et enivrante, Endtroducing possède un je-ne-sais-quoi d'un rite initiatique. Comme si Shadow nous prenait par la main pour nous faire découvrir toute l’histoire de la musique moderne depuis que le microsillon est microsillon ; soit un prof de musique ultra cool venu nous conter autre chose que les aventures académiques de Bartok ou Wagner.
En me replongeant dans Endtroducing à l’occasion de ce papier, je me suis sérieusement posé la question de savoir ce qu’aurait été mon habitus, ma "culture" et même ma vie sans la découverte de ce disque. Comment aurais-je pu pénétré l’univers badass du hip-hop qui m’était interdit à moi le gentil garçon ? Comment en serais-je arrivé à découvrir Billy Cobham, David Axelrod, Organized Konfusion ou Meredith Monk, et avec eux le jazz, la pop psychédélique, le rap et la musique contemporaine ? Comment me serais-je pris de passion pour ces vieilles galettes dont plus personne ne voulait ? Quelle force m’aurait poussé à écrire sur la musique et avoir la chance d'être lu ? Quel chemin mon destin aurait-il emprunté sans ce jour de 1996 où j’ai pris ce disque en pleine tronche ? Que ce serait-il passé s’il ne m’avait pas préservé des boys-bands ? Cypress Hill, Boards of Canada, Lee Morgan, Philip Glass... et les centaines d’artistes qui m’ont ouvert l’esprit auraient-ils un jour croisé ma route sans le choc DJ Shadow ? Je l’ignore ; mais Endtroducing synthétise bien mon amour pour le IVième Art, et est, en tout état de cause, le papillon de l’effet du même nom qui a ordonné ma vie.
Il m’est évidemment assez pénible d’évoquer ce que sa production est devenue depuis son dernier chef-d’œuvre Private Press paru en 2002 - d'ailleurs quelqu'un d'autre chez nous s'est gentiment chargé de lui tailler des croupières il y a peu. Qui aime bien châtie bien.
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