Un confinement, ça laisse du temps. Du temps pour ranger des trucs, comme les dossiers sur son bureau, son placard à épices ou la pile de draps, mais aussi du temps pour un autre type de tri. Pourquoi ne pas se poser sur son canapé, le regard plongé dans le vide, et laisser sa mémoire choisir un disque pour en parler moins à travers le prisme de la raison que celui du cœur ? Nous, c'est ce qu'on a décidé de faire.
Réveil difficile aujourd’hui. La France a prolongé son monde sans monde, son temps sans décompte. Et la Belgique lui a emboîté le pas moins de 48 heures plus tard. On le sait bien, le brouillard risque de s’étendre encore un peu. Et les jours passent dans une mollesse sans prise, à l’image des rues dont la foule se contente de défiler.
Réveil difficile, donc, après avoir eu la mauvaise idée de passer son insomnie à lire des tribunes dans les journaux qui nous expliquent – à tort ou à raison – qu’il n’y a rien à tirer de positif dans cette étrange situation : les valeurs s’écroulent de tous côtés, les politiques s’illustrent par leur impuissance hypocrite, plusieurs formes de violence ont l’occasion de s’exprimer avec plus de libertés, les inégalités se tranchent davantage, et encore d’autres atrocités insupportables.
Aujourd’hui, le flux des jours semblables et indissociables se fait de plus en plus lourd. Une attente pesante et absurde vers l’inconnu, dont le tourbillon essaye de nous faire perdre pied, en laissant le loisir aux plus chanceux de l’observer. Cette poussée bête et vide, de laquelle se dégage pourtant une mélancolie fort perceptible, m’a fait penser ce matin à la brume superbe que Blur diffuse sur son 45 tours « Fool’s Day » – qui s’apprête à fêter ses 10 ans en ce mois d’avril.
Avec une locution léthargique, Damon Albarn délivre un texte désabusé sur cette « journée d’idiot » qui invite par tradition à répéter des blagues, nos fameux « poissons d’avril », plus majoritairement relayés par la presse : A science of submission again, Another day on this little island. Malgré sa clairvoyance, le narrateur ne peut sortir de ce jeu qu’il doit subir. Il ne peut que progresser sur son chemin, de part en part, au travers de cette brume que répand le groupe avec beaucoup de subtilité et de justesse. A studio and a love of all sweet music, We just can't let go, Let go, let go, let go, let go.
Si Blur s’est présenté au cours de son histoire comme un génial laboratoire pour la Britpop, le groupe s’est aussi progressivement perdu dans les essais de genres ou les expériences criardes. Il a même implosé à force de disputes entres les vieux amis Damon Albarn et Graham Coxon - ce dernier ne pouvait plus supporter le joug du premier, selon les rumeurs. De cette séparation, pour partie, naîtra Think Thank, sur lequel on peut entendre les regrets du frontman au sujet de son frère de toujours avec le terrible et déchirant « Battery In Your Leg ».
Lorsque « Fool’s Day » sort, à l’occasion du Record Store Day 2010, les fans retrouvent enfin la meilleure recette, sobre et profonde, à laquelle le groupe pouvait s’adonner. Les manières de Blur sont donc de retour pour le plus grand bien des cœurs. Mais pas seulement. Après 10 ans d’absence, Graham Coxon reprend la guitare aux côtés de ses acolytes et va lâcher dans une explosion finale probablement l’une des plus belles chutes de notes qu’il était capable de produire : sur ce fond éthéré, retenu et engourdi, le solo frustré par deux fois va finalement jaillir sous la forme d’un tourbillon groove implacable.
Ainsi, le guitariste signifie leur réunion avec la force d’une émotion rayonnante. Quant au fond même de la chanson, il traduit par son langage mélodique l’emportement du narrateur qui finit par perdre la tête dans sa brume, à subir un jour d’enfer, comme à rêver d’un futur superbe. Le groove dont se pare la musique, à ce moment précis, libère un moment de beauté : au cœur de la tourmente, il serait encore possible de trouver un élan de lumière, qu’il soit réel ou né d’une projection fictive toute personnelle.
Dans notre brouillard actuel, ce morceau me rappelle comme la musique est importante ; comme elle peut se montrer puissante, même dans la pop ; comme les artistes nous aident à appréhender le monde qu’ils façonnent par la même voie ; comme le secteur culturel est fragile et qu’il dépend de nous ; comme le plaisir de répandre nos expériences d’écoute reste encore une nécessité, ou plutôt, reste d’une utilité vitale ; comme d’autres choses encore, auxquelles je penserai demain, tiennent sur la toute petite face d’un 45 tours – à commencer par ces paroles salutaires que Damon formule en conclusion de « Fool’s Day », avec distance, sans paraître croire au cliché un peu risible qu’il reproduit, mais dont il diffuse tout de même la force et l’envie par sa musique :
So meditate on what we've all become
On a cold day in spring time
Civil war is what we were all born into
Raise your left hand, right, sing
Don't capitulate to the forces of the marketplace
They're long departed
Consolidate the love we bear together
On a cold day in spring time
Les autres Love lockdown :
Love lockdown #1 : Emerson, Lake & Palmer - Trilogy
Love lockdown #2 : Grits - The Art of Translation
Love lockdown #3 : Lil Ugly Mane - Mista Thug Isolation
Love lockdown #4 : Nicki Minaj - Pink Friday
Love lockdown #5 : William Sheller - Lux Aeterna
Love lockdown #6 : Luc Ferrari - Didascalies 2
Love lockdown #7 : Ice Cube - Raw Footage
Love lockdown #8 : Clues - Clues
Love lockdown #9 : Alain Kan - Heureusement en France on ne se drogue pas
Love lockdown #10 : The Weeknd - House of Balloons
Love lockdown #11 : Les Doigts de l'Homme - Les doigts dans la prise
Love lockdown #12 : Fiona Apple - Tidal