Les leçons de 2018 (partie 4)
De l'expérimentation dans le terroir
La musique expé, c'est souvent une solution de sortie pour les artistes, un moyen de quitter absolument et radicalement les conditions et les sonorités habituelles de création. Mais faire de la musique expérimentale, c'est aussi accomplir un travail de métamorphose du connu, voire du traditionnel. Et dans cette veine, on peut dire que 2018 a été une excellente année. Les musiques néo-trad ont roulé sur les musiques expérimentales, à coup de drones à corde et d'interminables ritournelles. En tête de file, on trouve évidemment l'incroyable Sourdure, véritable encyclopédie des musiques locales et traditionnelles, et artiste du syncrétisme historique. Des musiques occitanes aux musiques africaines, de l'Amérique du Sud aux pays de l'Est, l'Auvergnat amasse et vrille tout ce qui s'entend et a été capable de générer toute une trainée de groupes derrière lui. La percée qu'il a pu opérer cette année est l'occasion pour tout un genre d'attirer un peu de lumière à soi : on pense à des groupes plus radicaux comme La Tène ou France et la clique Standard In-Fi, dont on espère qu'ils pourront profiter de cette maigre éclaircie. Entre redécouverte des musiques du terroir et expérimentation psychédélique, on espère que 2019 saura saisir pleinement le vent d'antan qui souffle sur les musiques nouvelles.
Demdike Stare, excellents sur disque, intouchables en patrons de label
Il est compliqué de garder son éthique de travail intacte lorsque le succès commence à poindre le bout du nez. Et pourtant, 2017 et surtout 2018 auront complètement consacré la qualité du travail de Sean Canty et Miles Whittaker. Via leur belle sortie sur Modern Love certes, mais surtout par l’importance de leur travail en tant que patrons de DDS. À mi-chemin entre rééditions de choses hors du temps (le disque de Conjoints sorti l’année dernière), résurrections de producteurs oubliés ou sous-côtés (Equiknoxx, Shinichi Atobe), et productions hallucinantes de justesse du duo anglais, DDS frappe très fort. Plus encore, le label montre à chaque sortie la volonté du binôme de fouiller le passé pour en faire émerger quelque chose, eux qui avaient commencé par explorer des disques de library music pour en faire s'échapper des invocations de sorcières. Preuve de cette passion toujours plus dévorante pour le digging, Demdike Stare vient de sortir sans annonce quatre tapes sur DDS. Loin de l’aspect straight to the point de Passion, place aux samples dérangés, aux éclats de white noise, aux incursions avant-pop et aux productions électro-acoustiques qui nous renvoient à leur incroyable Tryptych de 2011. Du moins pour ce qu’on en a entendu. Tout cela est en effet quasiment introuvable, la Part 4 se négociant déjà à 40€ sur Discogs. Et l’on ne parle pas vraiment ici d’un art consommé de la rareté pour entretenir une hype, tant DDS aime à represser ses vinyles (notamment les disques de Shinichi Atobe). Non, on parle juste de disques qui risquent dans quelques années d’être indispensables pour les amateurs de musiques obliques, et d’un label qui semble réussir dans tout ce qu’il touche. La chatte à DDS.
Robyn, top of the pop
Si les popstars ne manquent pas, on se dit qu’elles sont quand même rares celles qui arrivent à être les auteures de plus de quelques bons singles. Et puis, sporadiquement, un éclair de génie sort de nulle part – souvent un phénomène qui se produit une fois dans l’année, comme une éclipse. L’an dernier, c’était Lorde qui avait remporté ce pari osé de sortir un vrai album de pop moderne avec Melodrama. Un disque très personnel avec de belles envolées, jamais trop loin de frôler le cheesy, mais toujours d’une insolente justesse lorsqu’il s’agit de faire vibrer l’échine. En 2018, cette exception s'appelle Robyn : de son entame jusqu’à sa conclusion, Honey est une perle qui réussit à faire oublier que la popstar Suédoise avait grosso modo disparu des radars pendant de longues années – comme quoi, on oublie à quel point il est parfois nécessaire de se faire rare pour mieux se rendre indispensable. Véritable anachronisme dans une industrie de la pop davantage régie par la qualité de ses individualités que de ses ensembles, la Suédoise peut compter sur le savoir-faire de son partner in crime Klas Åhlund ou de Joseph Mount de Metronomy, omniprésent jusque dans les lignes de basse élégantes qui parsèment ces neuf nouveaux titres, pour redonner les lettres de noblesse à un format album pop devenu quelque peu désuet. Et avec un total de « seulement » quarante minutes au compteur, on se demande légitimement s’il est si facile que ça d’imposer un tel format à la gueule d’un public moulé par le streaming. Quoi qu’il en soit, le mal est fait : Honey est indiscutablement le seul album pop digne de ce nom en 2018. De ceux qu’on adorera se repasser dans dix ans, et qui nous donneront toujours envie d’être tristes dans le coin VIP de clubs.
Le streaming, toujours pour le meilleur et pour le pire
Plus les années passent, et plus le streaming s'impose à nous. Comme le vinyle ou le compact disc avant lui, ce format impose ses codes à l'industrie et aux artistes, plutôt que l'inverse. Face à une infinité de possibilités, le pire comme le meilleur s'engouffrent dans ces nouvelles brèches. Et comme le hip-hop règne sans partage sur le monde, c'est chez lui que ces tendances s'observent de la façon la plus spectaculaire. Si on en trouve de moins en moins pour travailler sur des longueurs que l'on considérait habituelles il y a quelques années (le sacro-saint album de 50 minutes), ils sont nombreux à œuvrer aux extrémités du spectre. Ainsi, si de tout temps les rappeurs ont eu des problèmes avec la gestion de leurs albums sur la longueur, le streaming a renforcé l'envie de certains de voir leurs disques (eux parlent de "projets") comme d'interminables playlists qui satisfont leur égo surdimensionné et leurs stats sur Spotify en oubliant de penser au plaisir d'écoute que peut provoquer un album pensé comme un objet doté d'un début, d'un milieu et d'une fin - on pense à toi Drake, on pense à vous Rae Sremmurd. À l'exact opposé de cette tendance à la boulimie, il y a tout un pan du hip-hop qui s'est trouvé un amour pour l'EP, ou des choses qui y ressemblent très fortement. On pense ici au FM! de Vince Staples (un des premiers à avoir excellé sur EP), à l'impeccable dernier Earl Sweatshirt (une grosse vingtaine de minutes au compteur seulement), à la formidable éjaculation créative de Kanye West pour lui et ses protégés ou au travail acharné de cet homme de l'ombre qu'est Mach-Hommy. En réussissant à redistribuer les cartes comme le MP3 n'a jamais vraiment réussi à le faire (au niveau du format il s'entend), le streaming ouvre un champ des possibles dont le plein potentiel doit encore être exploité, à condition de ne pas se croire sorti de la cuisse de Jupiter. Et c'est peut-être le vrai problème dans cette histoire, quand on connait un peu l'estime que se font certains de leur petite personne...
Avec le C12, oui, Bruxelles est un peu the new Berlin
Quand un communicant au bord du burn out doit vite chier une campagne promotionnelle visant à redorer le blason d'une ville devenue au fil des ans aussi trendy qu'une coupette de Picon vin blanc, il peut toujours sortir de sa manche le sempiternel "is the new Berlin". Ces dernières années, Bruxelles n'a pas échappé à la règle, s'attirant assez souvent les ricanements et les sarcasmes (pas toujours bien placés, c'est vrai) de ceux qui doivent en subir à longueur d'année les incuries et la gestion hasardeuse de sa politique culturelle. Mais ça, c'était avant le C12. Arrivé en plein centre-ville à une époque où sa scène club tirait méchamment la langue avec les fermetures de l'Épicerie Moderne ou la saga Recyclart, le nouvel espace géré par les gars de Deep In House a réussi le petit exploit d'imposer à un jet de pierre de la Grand-Place un espace de liberté où tout le monde se sent bien et où la programmation a une putain de gueule. Dans une ville où le Fuse a longtemps régné sans partage faute d'une concurrence véritable, le C12 a en quelques mois seulement élevé son niveau de jeu. Après une première saison de rodage bien nécessaire, le club a pris de gros risques pour imposer une nouvelle génération de résidents (poke Kafim), mais aussi pour convier de grands noms dans ses espaces - ces derniers mois, on a notamment vu se succéder des gens comme Helena Hauff, Omar S, Surgeon, Varg, Efdemin, Palms Trax ou Karenn. Et puis à l'image de cette day rave qui a débuté le 1er janvier à 9 heures du matin, on note une vraie volonté d'imposer un clubbing "à la Berlinoise", qui remet l'humain au centre du jeu, non sans oublier de lui ôter quelques points de vie à chaque fois qu'il pénètre dans l'enceinte. En 2018, les gueules de bois des clubbers bruxellois ont rarement eu aussi bon goût.