Les leçons de 2018 (partie 2)
Jazz anglais is the new rap belge
Si vous nous suivez, vous n'avez pas pu échapper à l'idée du revival jazz dont on ne cesse d'aider à la propagation depuis quelques mois. L'an passé, on avait tablé sur une explosion en bonne et due forme de sa version anglaise et le retour de grands albums fondateurs pour un genre longtemps resté dans les oubliettes. Et dans l'ensemble, on ne s'était pas trompés, puisque 2018 a accouché de bons albums de jazz, avec les disques de Makaya McCraven, de Sons of Kemet ou du Onyx Collective, mais aussi la compilation d'Impulse! Records ou l'exceptionnel retour de Robert Glasper avec R+R=NOW. Sauf que dans les quelques artistes susmentionnés, il n'y a pas un Anglais. Si l'on met de côté la très bonne année de Shabaka Hutchings, qui parvient décidément à se sortir du lot, on a eu affaire à des productions tantôt moyennes, tantôt carrément décevantes. Joe-Armon Jones, Kamaal Williams, Moses Boyd, c'est énormément de bruit pour un résultat qui ne mérite pas qu'on parle de renouveau. En fait, tout le paradoxe du jazz anglais se retrouve dans l'actualité de Kokoroko : un groupe jeune, sans EP ni album, et qui en pondant un titre - certes merveilleux - sur la compilation We Out There de Brownswood, se voit déjà "récompensé" par une date dans la grande salle de Flagey à Bruxelles, et affiche déjà complet pour sa date parisienne en avril - et cela sans la moindre promo. Le public est emballé, parce que la qualité est là, mais bordel, la médiatisation de l'année nous a vraiment approchés d'un type de spéculation capable de ruiner un genre musical. Alors pour notre part, on va freiner quelque peu nos ardeurs, et on vous parlera OKLM des excellents disques de jazz qui sortiront en 2019, pour redonner des assises solides à une musique qui a besoin de temps et qu'on essaie trop rapidement de hisser au sommet.
On vous demande de vous arrêter
En 2016, Gucci Mane sortait enfin de prison. Et sans forcer, on se demande très franchement si la libération de Nelson Mandela avait causé autant de foin, tant le nom de Radric Davis était dans toutes les têtes. Et pour cause : durant toute la durée de son incarcération, sa structure 1017 Brick Squad n’a eu de cesse d’envoyer des enregistrements inédits de Guwop sur des mixtapes enregistrées avec le cul mais qui ont alimenté sa légende, et fait de ses premiers projets post-zonzon d’incontournables événements. Deux ans plus tard, cette petite gymnastique a repris, sans que personne ne s’en offusque : Gucci Mane est partout, tout le temps. Ceux qui le connaissent diront que c'est pour lui la routine. Pourtant, ces projets n'ont plus l'imprévisibilité et le feu sacré de ses mixtapes d’antan. Pire encore, ils exhibent un cahier des charges paresseusement respecté d’un disque à l’autre, sans le moindre effet de surprise. Un constat largement similaire pour les trois Migos qui ont épuisé tout le monde à vouloir exister en groupe avec un Culture II dispensable (et on pèse nos mots), mais aussi sur des projets solo, ou en featuring chez à peu près tout le monde, faisant enfler cette bulle spéculative qui profite au rap d’Atlanta mais qui tarde à exploser - au point de mettre en péril le caractère expérimental inhérent au format mixtape. Alors finalement, est-ce que la prison n’est pas le dernier rempart à la panne d’inspiration et à une omniprésence stérile sur le rap jeu ? Quand on écoute les derniers efforts de Kodak Black ou Meek Mill, on se dit que la rareté ne leur fait pas de mal, eux qui ont surpris leur public avec des disques extrêmement solides, sortis après de longs mois passés en cellule. Mais inutile de se voiler la face : on imagine bien que ces deux exemples retomberont dans ce diabolique engrenage dès l’an prochain, puisqu’il est désormais difficile d’exister différemment dans le rap des années 2010.
Si on arrêtait de se moquer des artistes qui vont mal ?
Voilà près d'un siècle que la médecine reconnaît à sa juste valeur la souffrance mentale. La société, elle, est toujours à la traîne. Et si on a moins honte en 2018 qu'en 1998 de dire qu'on consulte un psychologue, on voit à travers le prisme du rap qu'on est loin de pouvoir aborder les choses aussi sereinement qu'on le voudrait. Aux Etats-Unis pourtant, les langues se délient : entre Denzel Curry ou Azealia Banks, le thème de la souffrance mentale se construit un univers solide et original, parvenant à percoler dans la société, comme l'ont montré les aveux de dépression nerveuse chez des sportifs de haut niveau issus des mêmes milieux sociaux que les rappeurs, comme par exemple le basketteur Demar DeRozan. Et pourtant, tout reste à faire. Notamment parce que le monde du hip-hop, tout changeant qu'il est sur la question, ne sait jamais vraiment comment réagir à la mort d'un Mac Miller ou d'un Lil Peep, et que son public n'aide pas. Entre les incompréhensions culpabilisantes sur le suicide et les moqueries toujours très malaisantes sur la santé mentale de Kanye West, les artistes ne sont ni entourés ni médiatisés de manière sûre. En France, le problème est encore plus préoccupant, puisque peu d'artistes se proposent d'entrer véritablement dans le vif du sujet. Vald annonce sa dépression, Damso s'assouplit sur les questions psychologiques, mais on voit peu bouger les lignes du rap français, de Booba à Koba LaD. Le tabou sur la santé mentale est certes inévitable dans des univers aussi virils, mais entre les suicides qui se multiplient et une violence qui ne fait que gagner en intensité, il serait peut-être temps de prendre soin de nos artistes, non ?
La chanson française, nouveau genre de prédilection de la génération streaming ?
Instant vieux con : on a toujours un pincement au cœur quand on se rappelle que, l’an passé, Apple a arrêté de commercialiser l'iPod. En décloisonnant ce qui n’aurait jamais dû être cloisonné, et en profitant du boost exponentiel généré par le mp3, le baladeur de la firme à la pomme avait réussi à ouvrir l’auditeur lambda à des horizons musicaux globalisés, et poussé ses utilisateurs à écouter ce qu’il ne se serait peut-être jamais vu écouter (ni aimer) à l’époque du CD. Certes, certains artistes anticipaient d’une certaine manière cette croisée des mondes inéluctable – Gorillaz ou les Beastie Boys pour ne citer qu’eux – mais on n'a de cesse au fil des années de constater la porosité des genres musicaux entre eux, une tendance d’ailleurs largement perpétuée par l’arrivée des plateformes de streaming dans le quotidien des auditeurs. Il n’y a qu’à se balader dans les tops de fin d’année des rédacteurs de GMD pour bien se rendre compte que les algorithmes sont en train de créer un monstre à mille têtes : si le rap reste majoritaire (pas pour rien qu’on les appelle les yéyés du streaming), la chanson francophone commence à se tailler une part non négligeable du gâteau, avec en porte-étendards Feu Chatterton, Flavien Berger, ou encore Christine & The Queens. Un succès pourtant pas si surprenant quand on sait que ces artistes sont les grands rejetons de la génération iPod, et les heureux parents d'hybrides qui font des émules auprès des jeunes (et parfois même des moins jeunes). C’est aussi ce qui explique le succès d’estime du premier disque de Myth Syzer, Bisous, qui à la croisée des chemins entre le rap et la chanson française, vient conforter cette tendance dans laquelle on glisse aussi bien Les Pirouettes que Aya Nakamura ou Marwa Loud, regroupés de façon un peu hasardeuse sous la bannière « pop urbaine ». En tout cas, ils démontrent tous qu'il n’a jamais été aussi tendance de chanter dans la langue de Molière, et il y a fort à penser qu’en 2019 ce phénomène s’accentue - et qu’on ne soit pas à l’abri d’aimer ça.
Une improbable redistribution de cartes secoue le rap US
On ne peut pas dire que 2018 a été une annus mirabilis pour le rap US. Le paysage est tellement vaste qu'il a évidemment pondu des bons (et même des très bons) disques, mais aucun game changer n'a inondé nos radars. Ce silence, loin d'être nécessairement inquiétant, doit plutôt être compris comme une occasion de saisir le changement d'époque qui est en train d'intervenir outre-Atlantique. Évidemment, une redistribution des cartes ne se fait pas en une année, mais certaines périodes permettent d'observer avec clarté le passage de témoin qui s'opère entre deux générations. Prenez Kendrick Lamar, Kanye West ou Future. aucun des pontes de ces dix dernières années ne semble en mesure de véritablement renverser la table de jeu. Un peu plus loin dans le gruppetto, on se dit que c'est définitivement la fin des haricots pour la vieille garde des années 2000, comme l'a fait sentir le mauvais Tha Carter V de Lil' Wayne. Quid de la nouvelle école ? Cette année, on a senti plusieurs teams faire souffler le vent du renouveau : celle des cramés tatoués du visage et des Lil-quelque chose ; une plus underground, au sein de laquelle on croise Mach-Hommy, Jpegmafia ou même Denzel Curry ; mais aussi toute une vague de producteurs occupée à moderniser le genre, avec notamment Tay Keith ou le jeune Pierre Bourne, à l'origine de pas mal de tubes pour 6ix9ine et Trippie Redd. Notre véritable envie ? Que 2019 soit l'année de la stabilisation pour cette nouvelle génération, et que le hip-hop américain se renouvelle en profondeur.