Les leçons de 2017 (3/4)
En attendant nos tops albums thématiques qu'on publiera comme chaque fois en début d'année, on a décidé de se refaire l'année écoulée au travers de leçons qui nous permettent de repenser aux 12 mois écoulés dans un bel esprit de transversalité.
Faut-il en finir avec les festivals techno?
Cette année, les festivals techno ont hissé le déjà-vu au rang d’art. On sait bien qu’on vit une chouette époque, et qu’il y a pleins de vieux et de jeunes artistes que tout le monde a envie de voir, mais on a vraiment l’impression que la programmation des festivals techno est devenue une grille d’un jeu de bingo qu’on finit à chaque soirée : Laurent Garnier, Joseph Capriati, Two of Us, Jeff Mills, Nina Kraviz, et bingo ! À chaque fois, les mêmes sites ou magazines (coucou Trax!) annoncent une « programmation incroyable » dans laquelle on retrouve les mêmes noms, et on assiste à une uniformisation inquiétante de la scène. Pour un genre musical fondé sur la libération d’une jeunesse et une certaine idée de la contre-culture, c’est assez douloureux de ne plus le voir s’afficher que comme une franchise de magasins de fringues. D’où la judicieuse idée de Resident Advisor de laisser tomber son classement des meilleurs dj's de l'année (une décision qu'ils défendent très intelligemment) afin d’arrêter la surenchère en matière de cachets et de tenter de mettre un terme à une industrie du dj set qui n’a jamais autant semblé tourner en rond. (Emile)
King Gizzard / Ty Segall / Thee Oh Sees is the new Nadal / Federer / Djoko
Au vue de l’année que viennent de se payer King Gizzard & The Lizard Wizard, Ty Segall et (au choix) Thee Oh Sees, Oh Sees, ou OCS, on se dit que la concurrence doit se poser des questions sur son avenir. Car à force d’occuper l’espace médiatique grâce à une cadence d’autant plus stakhanoviste qu’elle n’en néglige pas la qualité, ce nouveau tiercé gagnant ne se gêne pas pour phagocyter toute une panoplie de formations qui semblent totalement démunies face à son hégémonie. Une suprématie, aussi bien populaire que médiatique, qu’on ne saurait décemment remettre en question tant cette nouvelle Sainte Trinité du rock pour hyperactifs survole majestueusement l’ensemble de ses partenaires de jeu et multiplie les coups d’éclat – quitte à offrir plusieurs grands disques la même année. De quoi évoquer des temps pas si immémoriaux que cela pendant lesquels trois bonshommes en short dominaient sans concession les courts de tennis grâce à des styles de jeu aussi efficaces que singuliers, et se tiraient la bourre pour savoir lequel des trois toiserait les autres depuis la plus haute marche. Tout en sachant pertinemment que la constitution du podium en elle-même n’était pas prête de changer. (Pierre)
L'Angleterre peut remercier ses prolétaires
Depuis suffisamment longtemps pour que ça ne soit plus anodin, les deux working class heroes de Sleaford Mods prennent un malin plaisir à éclabousser une Angleterre plus divisée que jamais de cette musique furieusement binaire et faussement simple, mélange de hip-hop, de punk et de spoken word sauvage. Et si les vrais savaient depuis longtemps combien le monde avait besoin des éructations de Jason Williamson, il aura fallu la signature sur le mastodonte indie Rough Trade Records et un disque un peu plus polissé que d'habitude (English Tapas) pour que le duo accède à la cour des grands et aux covers des magazines. Avec un mode opératoire différent pour une rage et une efficacité égales, les gars de Idles ont sorti cette année l'énorme Brutalism. Tapis dans l'ombre depuis longtemps, ils attendaient patiemment un coup de main du destin. Vous avez dit Brexit ? Avec la colère et la frustration comme base de réflexion, ces deux groupes (et plein d'autres comme les très bon Total Victory) ont replacé un songwriting véritablement engagé au coeur d'une scène musicale britannique qui avait pris la mauvaise habitude d'un peu trop regarder ses Clarks. (Quentin)
Sans vraiment faire de bruit, Metro Boomin a marché sur le rap US
En novembre dernier, 10 des 100 meilleurs titres des charts américains étaient l'oeuvre de Metro Boomin. C'est peut être un détail pour vous, mais pour nous ça veut dire beaucoup. D'abord, que le volume de production de Leland Tyler Wayne n'a jamais été aussi conséquent. Ensuite, qu'il s'est fait plus d'argent qu'on n'en fera tout au long de notre existence. Et enfin qu'il n'a aucune raison de ne pas conserver ce rythme soutenu vu la qualité des produits livrés. Rien de bien surprenant dans le fond : cette victoire, il la doit avant tout au fait que "Mask Off" et "Bad & Boujee" continuent de faire le bonheur des soirées rap des quatre coins du globe. Mais pas seulement, puisqu'on a pu le voir enfiler avec succès la casquette de producteur exécutif au cours de la seconde moitié de l'année, sur le Without Warning d'Offset et 21 Savage, le Perfect Timing de Nav, le DropTopWop de Gucci Mane, et tout dernièrement le Double Or Nothing de Big Sean. Et si le choix de ses collaborateurs peut parfois laisser à désirer, la vérité est clairement ailleurs : dans sa capacité à user d'ambiances et de couleurs non exploitées, mais aussi dans sa volonté de s'adapter à son interlocuteur du jour, le prodige d'Atlanta s'est mué en un incontournable chef d'orchestre, faisant par la même occasion un peu d'ombre au mastodonte Mike WiLL Made It, même s'il manque encore à son CV un passage remarqué sur les terrains de la pop moderne. Souhaitons donc qu'il trouve sa Miley Cyrus à lui en 2018, et la boucle sera enfin bouclée. (Aurélien)
L'avenir du rap s'accordera bel et bien au féminin
Construit autour du concept de sample, le hip-hop a toujours su se modifier musicalement en piochant dans des genres très éloignés de lui. Pour autant, le rap a du mal à se renouveler d'un point de vue sociologique : un genre de mecs, fait par des mecs et pour des mecs, dans lequel la féminité est souvent plus un objet qu'on possède, de la même manière qu'on exhibe une voiture ou des billets. Voilà pourquoi on s'enthousiasme pour les inexorables montées en puissance de Princess Nokia, Little Simz, Tommy Genesis, Kamayiah, Kari Faux ou Chynna, soit autant de figures de proue d'un hip-hop au féminin qui a pris une ampleur inattendue cette année. Et autant de postures émancipatrices aussi : de la vie de tomboy à celle qui se réapproprie sa sexualité, les rappeuses américaines redoublent d'inventivité pour créer leur propre espace esthétique et culturel tout en se libérant de l'image classique de la chanteuse qui vient claquer son refrain et passe tout le reste du clip à faire la fragile qui attend que son mec l'appelle. Avec un message fort et des disques de qualité, ces filles-là sont en train de créer un véritable espace de parole et de désobjectivation, et font souffler un vent frais sur le genre. Mais notre vraie envie pour 2018, c'est que le rap francophone suive le mouvement. (Émile)