Le renouveau du jazz anglais, ou l'irrésistible ascension de Shabaka Hutchings
Parfois, on contemple l'espace rempli par le hip-hop et la musique électronique, et on se dit qu'il est peut-être révolu, le temps des grandes figures du jazz ; et puis parfois, on se rappelle qu'il existe un type nommé Shabaka Hutchings qui a décidé qu'un jazz d'actualité devait exister.
Ne nous méprenons pas: le jazz n'est pas mort. Il existe fièrement, mais est devenu une niche qu'on n'aperçoit plus dans les musiques actuelles qu'à travers une perspective aussi respectueuse que dévalorisante en en faisant l'équivalent moderne de la musique classique - une référence qui, en tant que référence, est délaissée. C'est pourquoi il vit une existence spectrale dans les musiques actuelles, perçant à jour dans le hip-hop par instants, soutenant des mutations rythmiques dans la musique électronique à d'autres moments, mais en tant que jazz, il faut bien avouer que les figures publiques se font rares. Qui aujourd'hui dans le jazz exerce une influence esthétique sur l'ensemble de l'art comme le faisait Miles Davis ? Qui joue ce rôle de légende vivante du jazz comme l'a fait John Coltrane ? Qui rapporte le jazz à ce qu'il était originellement, à sa tradition politique d'émancipation, comme le faisait Archie Shepp ? Et bien...Archie Shepp, mais il est relativement mal en point, et c'est quand même dommage de devoir compter sur des types de 80 piges, non ? La musique de la Nouvelle Orléans puis du New York des années 1960, qui est essentielle pour comprendre les musiques actuelles, semble ainsi, paradoxalement, sortie du paysage.
Ce paradoxe n'est pas insoluble, et certains artistes ont décidé d'y remédier. Il y en a certains que l'on connaît, comme Mark Guiliana, Kamasi Washington ou Cory Henry (et de manière générale toute la bande de Snarky Puppy), et d'autres qu'on connaît moins, mais qui rajoutent tous leur pierre à l'édifice. Parmi eux, Shabaka Hutchings. Le londonien d'origine caribéenne s'est fait connaître il y a quelques années à travers son premier projet, Sons of Kemet, dans lequel deux choses transparaissaient déjà : la volonté de renouveler le jazz tout en lui conservant son identité, à travers des basses proches de la techno ou des ambiance percussives proches des musiques afro actuelles (grime/hip-hop/moombahton), et la particularité de son jeu au saxophone, très humble, plus porté sur la répétition de motifs rythmiques que sur la virtuosité. La qualité des lives proposés par le groupe leur apportera une notoriété quasi-immédiate, et la possibilité de se produire un peu partout en festivals ou en salles. Depuis, Hutchings a radicalement développé sa palette musicale avec d'autres groupes, notamment le désormais célèbre Comet is Coming, qui propose depuis quelques années un excellent psych-jazz électronique, ou le génial A.R.E. Project qu'il partage avec Hieroglyphic Being. C'est donc en partie pour son travail à l'intérieur de formats plus électroniques que Shabaka Hutchings a su trouver la place qui était la sienne et se révéler au public.
Mais ce n'est pas pour autant qu'il délaisse le jazz, bien au contraire. Si une lutte d'influences se jouait, on en viendrait plutôt à penser que c'est lui qui jazzifie la musique électronique, et non l'inverse. La preuve, c'est que son plus gros projet des deux dernières années a été proprement jazz, puisqu'il s'agit de l'album et de la tournée avec The Ancestors, un groupe qu'il a rejoint à Johannesburg pour essayer d'aller puiser des inspirations dans une Afrique-mère que la tradition musicale, notamment afro-américaine, a vénérée dans les années 1960. Et avec une sonorité qui s'apparente en effet parfois à des groupes comme le Art Ensemble des débuts, Shabaka & The Ancestors ont réussi à renouveler ce lien si particulier qui lie le continent africain et le jazz, sans le caricaturer dans son cliché tribale ni le réduire à une évolution vers la musique électronique.
Désormais bien installé dans le paysage musical anglais et international, Hutchings a pu faire signer ses groupes sur Impulse!, le mythique label qui lui aussi participe activement à cette renaissance du jazz, et est devenu un incontournable : rien que dans les derniers jours, il a été special guest du Sun Ra Arkestra pour un live NTS et a fait la couverture du magazine Wire pour le numéro de janvier.
Le Royaume-Uni a donc un nouveau roi du jazz, et le plus enthousiasmant dans tout cela, c'est qu'il est bien entouré. Le label Brownswood (dirigé par Gilles Peterson) a bien senti l'importance majeure que cette vague pouvait prendre, et a décidé de monter un projet rassemblant tous ces talents. Parmi eux, Ezra Collective, Yussef Kamaal et bien sûr Shabaka Hutchings, qui a sorti un inédit pour teaser une compilation intitulée We Out Here !, à paraître le 09/02.
Le jazz de 2018 sera anglais, et il redeviendra beaucoup plus qu'un genre que la musique électronique aurait simplement dépoussiéré. Si (comme nous) vous êtes excités par cette percée et que vous voulez en entendre plus, Brownswood a justement mis une superbe playlist en ligne sur Spotify. De rien.