Le hip-hop retrouve sa fureur politique avec un brûlot de Terrace Martin assisté de Denzel Curry, Kamasi Washington, Daylyt et G Perico
Si vous n’êtes pas au courant que le monde traverse une profonde crise qui n’a rien avoir avec le coronavirus, il est plus que temps de vous informer : les États-Unis sont actuellement secoués par de violentes vagues de contestation qui réclament non seulement justice pour le meurtre de Georges Floyd, tué par un policier en service, mais surtout, la fin logique et nécessaire d’un racisme omnipotent qui dirige le pays depuis trop longtemps. Devant leur horreur et leur impunité, l’urgence de condamner durablement de tels actes, ainsi que le système qui les produit, s’exprime alors sans détour au travers d’une colère légitime et viscérale.
Une colère tout aussi forte qu’universelle, puisque ses émotions nous renvoient en pleine figure des expériences communes, des peurs partagées, ou plus concrètement, des dossiers qui trouvent sur nos territoires quelques similitudes avec les affaires américaines. Le monde entier semble connecté comme rarement, dans l’indignation et le besoin d’en finir. Ce mardi 2 juin, à l’occasion du #blackouttuesday, il n’était donc pas étonnant de voir sur les réseaux une profusion de carrés noirs, dont l’utilité a rapidement été contestée : s’il s’avère capital de signifier son indignation par toutes les voies possibles et remarquables, il est cependant préférable de ne pas mettre en sourdine toute une culture déjà fortement invisibilisée.
Dans cette logique, le producteur Terrace Martin a décidé de partir au front, en publiant un morceau clippé d’une puissance politique que l’on avait presque oubliée. « Pig Feet » vient ainsi dénoncer le racisme américain et ses conséquences en déployant le flow corrosif de Denzel Curry sur une production percutante, proche des premiers élans du rap politisé qui se teintait de sonorités rock. Au milieu de ce tourbillon, Kamasi Washington souffle ses notes dans la plus pure tradition de la musique noire. Si le texte ne cesse d’aligner les références à cette culture, de Nas à Jay-Z en passant par Snoop, l’interlude sur lequel apparait G Perico rappelle même les bongos du What’s Going On très engagé de Marvin Gaye.
Quant aux images du clip, elles alignent l’actualité brûlante, comme l’annonce le message préliminaire « the video to this song is happening right outside your window », au travers d’une série de scènes qui donnent à plonger dans les manifestations de ces derniers jours. Avec le filtre noir et blanc sur fond de saxophone, on pense même aux talents d’un Kendrick Lamar, sauf qu’ici, il n’y a plus de place pour la poésie : l’expression se veut directe, la violence absolue. Elles atteignent l’insupportable lorsque la fureur visuelle laisse place aux noms des victimes, dont le défilé semble interminable.
Ce clip n’est pas sans rappeler le travail de Ladj Ly, qui publiait d’ailleurs au même moment une photo de Spike Lee avec lequel il se trouvait en masterclass. Si l’on connaît bien le réalisateur français pour son récent film Les Misérables, il ne faudrait pas oublier qu’il est aussi à l’origine d’un documentaire poignant, 365 jours à Clichy Montfermeil, qu’il sortait en 2007 afin de montrer au public le vrai visage des événements relatifs à l’affaire Zyed et Bouna. Pour annoncer sa sortie, le collectif Kourtrajme avait publié une petite séquence sur les émeutes parisiennes, « Paris Riots Good Times », dont l’esthétique préfigurait celle de « Pig Feet », avec 15 ans d’écart. Et beaucoup plus d’ironie. Comme si les problématiques que les deux clips soulèvent, à cause de leur pérennité, ne pouvaient plus souffrir aujourd’hui une quelconque prise de distance : 25 ans après le terrible message que formulait la Haine de Kassovitz, le monde entier est ainsi effrayé de constater que la situation s’est empirée, ou du moins, qu’elle perdure en s’exposant davantage dans la vie quotidienne.
L’urgence vient d’atteindre son paroxysme : saluons ces artistes qui parviennent à entretenir le feu avec autant de talent, histoire de mener enfin la mèche jusqu’au baril.