2 Chainz : Vol au-dessus d'un nid de coco
Avant de commencer cette chronique de Trap-A-Velli Tre, il serait bon de se demander pourquoi on en vient encore à taper des lignes sur ce genre de disques, a fortiori quand ceux-ci tombent du camion de 2 Chainz. On le sait tous, se coltiner le rap de 2 Chainz, c’est comme prendre Mario à Mario Kart : ça négocie les assauts ennemis de manière correcte, ça se tient dans les virages et ça a une accélération respectable. Bref, ça fait le taf, sans devoir se risquer à prendre un Bowser pour casser des gueules malgré son incroyable lenteur ou un Toad pour pouvoir enchaîner les pointes de vitesse délirantes malgré la fragilité dans les contacts. Le problème, c’est que la majorité des emcees de la galaxie mixtapes sont des Mario. Avec plus ou moins de succès au moment de franchir la ligne d’arrivée.
Vous aurez compris le propos, 2 Chainz c’est la force immuable de l’average good. Cette puissance du standard permet à 2 Chainz d’être partout, en permanence. Et cette omniprésence, liée au mode de consommation du rap ricain mainstream (pensez à la taille de Datpiff et à l’accès illimité via la gratuité du support), assure une purge quasi permanente de cette frange du genre. Les codes, réinventés, ne correspondent à plus rien de connu jusqu’alors. On étouffe sous des centaines d’avatars qui grattent les même miettes de succès, appliquant la même formule déclinée à l’infini. Et la figure du modèle n’en peut plus de se distendre dans le reflet du miroir, vivant son avancée cannibale comme le portrait de Dorian Gray. C’est pourtant cet espèce de pacte faustien qui peut rendre supportable ce poids du non-sens, ce génie de la surenchère et ce nettoyage par le vide. Le rap est mort, vive le rap !
La politique de la terre brûlée que le rap s’est imposée depuis la mort de ses idoles d’antan a naturellement débouché sur une nouvelle appropriation du genre, une redéfinition historique de la scène, totalement crucifiée, puis totalement ressuscitée. Toute la tendance de ce hip-hop à ne s’imaginer que dans le vice et la fainéantise (fond et forme), couplée à la surcharge du marché, amène un nouvel équilibre où, comme le veut la logique Historique, les puissants mangent du caviar et les recalés sur le chemin du succès finissent par laver des bagnoles au car wash du coin.
2 Chainz c’est ça. C’est le renversement intégral de la logique hip-hop, l’abandon définitif de ce qui était et le saut à pieds joints dans le monde de ce qui est (car ce qui est, par nature, ici, est ce qui marche). On assiste alors à une débilisation des structures, à un déni du sens qui tourne au génial. Quand on est davantage connu pour être celui qui s’achète les objets les plus chers du monde que pour posséder deux cents mots différents dans son champ lexical, qu’on a tellement le code dans la peau qu’on n'en est plus le représentant (commercial) mais la figure incarnée, tout devient possible. Quitte à ne plus rapper du tout (c’est le cas sur la moitié des titres de Trap-A-Velli Tre), quitte à poser sur de la rythmique tellement minimaliste qu’on hésite même à l’évoquer, quitte à faire n’importe quoi, tant que ça marche.
Le propos, lui-même, est le signe ultime de ce nouveau paradigme. Le fond, et donc une bonne partie de ce qui a pu faire le rap d’avant, ne peut pas exister en dehors d’une propagande capitaliste. Car il est l’absence de discours incarnée, car il est tout et à la fois absolument rien. Il est fantasme, il est ce que tu ne seras jamais assez. Car le matérialisme total ne demande aucune explication, n’implique aucune prise de position (sociale, religieuse ou autre), aucune justification. On n’a pas le temps de perdre du temps quand on fait du business à grande échelle. Parce que le temps, c’est de l’argent. « A mort la vertu ! » comme disait Mac Tyer, et les opinions avec. 2 Chainz et ses comparses sont des autoroute sans sortie avant mille kilomètres. Les joies de l’anesthésie musicale, la grande fête du gavage en règle. Tant que ça marche, donc. Et punaise, ça marche.
Parce que ce game-là est tellement aggloméré, et ses acteurs tellement semblables, que par le plus léger des mouvements, le moindre frémissement devrait s’appréhender comme un tsunami. On se bat pour incarner ces micro-changements dans la tendance, se déchirer pour des mesquineries afin d’exister dans ce que Tocqueville avait brillamment illustré par son « individualisme collectif » - tous aspirant à se différencier, et pourtant tous semblables. Car se détacher, par quelque moyen que ce soit, assurera toujours à 2 Chainz de boire dans le calice en or. Parce que c’est l’un des tous meilleurs à ce jeu-là (et uniquement dans cette perspective, qu’on ne comprenne pas mal nos propos), et que cela suffit aujourd’hui à vivre en haut de la chaine alimentaire.
L’intelligence dans le positionnement a remplacé la nécessité d’avoir un flow pour y arriver, d’avoir un propos à gicler (gangsta ou non, moral ou non). Etre présent, partout et tout le temps, ne jamais laisser de trous d’air et s’assurer que tous les copains participent à la fête - Zaytoven, entre autres, lui a taillé des productions au millimètre ; les usual suspects, de Young Dolph à Kevin Gates en passant par The-Dream ou Wiz Khalifa. En somme, noyer le poisson avec toute la coolitude et la vacuité nécessaires, pour obtenir une mixtape ultra solide, à l’image de tout ce que peut sortir le haut du panier du rap jeu ricain en mode moissonneuse batteuse de blé illimité. Un autre type de génie, un basculement total. Paraître, à tout prix, pour rester le roi dans une cour de sosies. Pour les trois mois à venir.