Thot
THOT signe avec Delta son quatrième album studio, sans doute le plus contrasté à ce jour. Nous avons saisi l’occasion pour discuter avec Grégoire Fray, tête pensante d’un collectif bruxellois en mutation permanente, et qui va souvent bien au-delà de l'étiquette post-rock qu'on lui colle au dos. Un entretien où il est question de musiques bulgares, d’astrophysique et du passage sur le label berlinois Pelagic Records (BRIQUEVILLE, envy, A Burial At Sea).
Fleuve, le dernier album de THOT, s’appuyait sur un concept très fort autour du mouvement des cours d’eau. Quelle était l’intention au moment d’écrire Delta ?
Grégoire : Delta n’est pas parti d’un concept précis. J’y voyais plutôt le point de rencontre de nos trois albums précédents. Cette absence de ligne thématique m’a d’ailleurs un peu perturbé au début du processus de composition, qui a commencé en pleine période de COVID. Néanmoins, on comprend facilement que le Delta peut être considéré comme l’aboutissement du travail réalisé précédemment, l’embouchure du fleuve. Le delta symbolise aussi le triangle, qui rassemble les trois facettes des disques qui l’ont précédé.
Dès les premières strophes de l’album, on devine un travail particulier sur la voix, plus rocailleuse que par le passé. C’était délibéré ?
Grégoire : J’ai effectivement travaillé ma voix, avec des exercices spécifiques pour aller chercher des sons plus profondément. C’était d’ailleurs plus affirmé sur les démos que sur la version finale du disque. Mais ce travail sur le son ne s’est pas arrêté à la voix. Tout l’album a connu plusieurs vies : un travail entamé en 2020, puis un enregistrement avec les Mystères des Voix Bulgares en 2021 pour finalement décider de changer d’ingé son en cours de route et pratiquement tout reprendre depuis le début.
La musique de Thot a toujours revendiqué une approche très organique et végétale, jusque dans les visuels et les clips. Cette fois, le minéral semble aussi s’inviter, notamment dans la vidéo de "Hüzün" où la pierre et le béton sont très présents.
Grégoire : Ce n’est pas un choix conscient en tout cas. Sur "Hüzün", le morceau part d’un instrumental que Juliette s’est approprié. Elle a tout de suite voulu y ajouter un texte qu’elle a écrit. On a ensuite enregistré les chœurs et finalement, j’ai ajouté mes propres parties de textes. C’est lorsque nous nous sommes rendus en Bulgarie pour enregistrer les chœurs que nous en avons profité pour filmer le clip, sur la base d’une histoire que j’avais imaginée. C’est vrai que la thématique végétale n’y occupe pas tout l’espace, mais pas forcément au profit du minéral. J’ai plutôt essayé d’y apporter une touche spatiale, inspirée par mes lectures dans le domaine de l’astrophysique.
Celles et ceux qui te suivent sur les réseaux sociaux connaissent ta passion pour l’astrophysique. Tu postes régulièrement des liens vers des documentaires ou des podcasts qui traitent du big bang, des trous noirs ou de la mesure du temps. D’où te vient cette passion ?
Grégoire : Elle vient d’une frustration, celle d’être nul en math. J’entretiens un rapport surtout contemplatif avec quelques auteurs qui sont capables d’amener une certaine touche de poésie dans des matières éminemment complexes. Je pense par exemple à l’auteur français Jean-Pierre Luminet qui, au-delà d’être un astrophysicien de renom, est également poète et pianiste accompli, ou à Carlo Rovelli, excellent vulgarisateur et auteur de « L’Ordre du Temps », que je recommande vivement. Cette influence se reflète dans mes textes. Je m’interroge sur l’influence du temps et de l’univers dans nos relations personnelles. Dans un morceau comme « Morning Waltz », je fais même référence à Luminet : « Illuminé par un trou noir, en pointillé et en miroir ».
L’autre grande passion de Thot, c’est la Bulgarie…
Grégoire : Oui, sur Fleuve, on avait déjà intégré un sample des Mystères des Voix Bulgares. J’ai toujours été très troublé par la puissance de ces chœurs féminins. En 2018, je les ai contactées après un concert époustouflant à l’AB. J’ai proposé une collaboration, on a échangé quelques lignes de partition qu’on avait écrites avec Juliette et la connexion s’est opérée. La Bulgarie est un pays fascinant, très éloigné de nous économiquement, socialement et culturellement. Mais un pays magnifique, plein de contrastes, où la nature sauvage se heurte parfois à un passé soviétique qui l’a défigurée par endroits. Lors de notre voyage en Bulgarie, nous sommes allés jusqu’à la Mer Noire, à la rencontre d’une culture très riche, faite aussi de mystères et de traditions ancestrales.
Delta apparait par moments plus énervé que Fleuve. Est-ce que la colère faisait partie des émotions qui ont forgé l’album ?
Grégoire : Beaucoup de morceaux ont été écrits pendant le confinement. C’était une époque marquée par la tristesse et la frustration par rapport à un contexte qu’on ne maîtrisait pas. Cette colère s’est à nouveau manifestée au moment de l’enregistrement du disque. J’ai pris de mauvaises décisions, j’étais en colère contre moi-même. Un autre événement nous a aussi marqués : en 2022, après la sortie de l’EP Méandres, on est en contact avec le manager Pierre Van Braekel de l’agence Nada Booking, qui avait notamment travaillé avec dEUS. Le courant passe très bien entre nous et on se met d’accord pour travailler ensemble. Un mois plus tard, il décède tragiquement…
Thot mute régulièrement, avec des line-ups qui évoluent au gré des albums. Est-ce que tu considères le groupe comme ton projet personnel ou l’envisages-tu désormais comme un vrai travail collectif ?
Grégoire : On a évolué vers un travail plus collectif. C’est Juliette qui a écrit les textes de titres comme "Hüzün" ou "The Last Solstice". Elle nous avait rejoints en 2018 et avait très facilement trouvé sa place dans le processus créatif, notamment parce qu’elle apporte une écriture très naturelle. L’ironie de l’histoire, c’est qu’elle a quitté le groupe depuis lors, puisqu’elle est partie vivre en Normandie. C’est Anaïs qui a pris le relai et apporte aussi sa touche personnelle. Pour moi, Thot est un vrai collectif, ce qui nécessite d’apprendre à se faire confiance et à lâcher prise.
Alterner le chant en anglais et en français est aussi une nouveauté sur Delta. Tu ressentais le besoin de t’exposer un peu plus ?
Grégoire : À la base, j’ai peu de références musicales chantées en français. J’ai toujours trouvé compliqué de chanter dans cette langue. Mais en 2020, lors de la tournée de mon projet solo The Hills Mover, je terminais les concerts par une reprise de "The Partisan" de Leonard Cohen, dont la fin est en français. Les retours du public étaient très encourageants, alors je me suis lancé parce que je me sentais plus à l’aise. Je pense que ça marche parce que l’anglais et le français se répondent dans nos chansons. J’entretiens aussi un vécu personnel très particulier avec la langue anglaise. Combiner les deux me ressemble beaucoup.
Le 13 juin, vous allez vous produire sur la scène du Botanique à Bruxelles pour la release party de Delta. Le rendu en live sera-t-il différent de l’album studio ?
Grégoire : Il faut forcément opérer des choix. Pour les Mystères des Voix Bulgares, nous utiliserons des samples. Et Anaïs reprend le rôle laissé par Juliette, mais elle a déjà l’expérience scénique avec Thot. J’ai tendance à penser qu’un album a plusieurs vies. Il y a la version fixée sur disque d’un côté, et les évolutions qui suivent de l’autre. D’après moi, ce qui sera présenté en live sera plus mûr que ce qu’on trouve sur le disque.
Pour les visuels de cet album, tu as choisi de travailler avec l’artiste bruxellois David Crunelle. Qu’est-ce qui t’a plu dans son travail ?
Grégoire : Après Fleuve, dont le visuel était très sombre, je voulais quelque chose de plus coloré. J’ai trouvé des liens intéressants entre son travail et notre musique : cette explosion de couleurs, les collages ultra précis, les formes géométriques, etc. Pour la petite histoire, je pensais au début lui passer une commande avec des directives bien précises, mais j’ai compris qu’il ne souhaitait pas fonctionner de la sorte. On a alors choisi parmi ses œuvres existantes celles qui correspondaient le mieux à l’univers de Thot. On a deux artworks différents, un pour le CD et l’autre pour le vinyle. On a opté pour quelque chose de très stellaire, une sorte de vortex de couleurs qui explosent à la gueule. On a aussi intégré le visuel dans les clips, comme l’un des éléments d’un jeu de piste.
Dernière question : l’album sort sur le label berlinois Pelagic Records. Est-ce un changement majeur dans l’existence de Thot ?
Grégoire : Honnêtement, on pensait que rejoindre Pelagic ouvrirait de nombreuses portes au niveau des concerts mais l’impact n’est pas énorme. On jouera quand même au festival ArcTangent à Bristol cet été, qui est une super opportunité. Pelagic est plus qu’un label, c’est une vraie communauté avec une fan base fidèle. Pour nous, c’est une chance énorme parce qu’on va pouvoir toucher un public différent, avec une force de frappe au niveau de la promotion et de la distribution qui sera plus ample que par le passé. Je suis curieux de voir ce que ça donnera, étant donné que nous sommes un des groupes les moins « durs » du catalogue.
Pour écouter et acheter l'album, rendez-vous sur Bandcamp. Et pour la release party, ça se passera le 13/06 au Bota bruxellois.