Interview

Locrian

par Albin, le 13 juin 2024

Trop mélodique pour être qualifié de metal, trop synthétique pour être étiqueté post-rock et certainement trop énervé pour être réduit dans la case ambient, Locrian cumule pourtant ces trois qualificatifs pour servir depuis 15 ans une discographie exigeante mais ô combien stimulante. Ce travail de sape culmine avec End Terrain, nouvel album au format resserré sorti en avril qui amène le trio américain à brouiller toujours un peu plus les frontières des genres et pondre son disque le plus abouti à ce jour. L’album s’avère certes plus sophistiqué que les errances drone ambient de New Catastrophism et Ghost Frontiers, tous deux parus simultanément en 2022. Cependant, End Terrain continue de brosser le portrait d’une humanité vouée à sa propre perte, oscillant entre fatalisme et réjouissance.

Même si les chances de signer le prochain blockbuster paraissent minces, Locrian peut se targuer d’un succès d’estime qui lui vaut de placer ses pions dans une écurie aussi prestigieuse que Profound Lore, après un passage remarqué chez Relapse Records. Et de trôner aujourd’hui dans la catégorie des pépites inclassables, quelque part entre le drone hostile de Sum Of R, les expérimentations rythmiques de Tomaga, les pulsations mutantes de Follakzoid ou le metal noisy de Liturgy.

On voulait leur poser quelques questions. L’interview a finalement duré une petite heure, en compagnie de Terence Hannum (synthé, voix) et Andre Foisy (guitares), autour de thématiques aussi variées que l’extinction de l’humanité, les auteurs de S-F, la scène de Chicago, le son de Judas Priest et les artworks de Sonic Youth

End Terrain présente tous les ingrédients de l’album ultime de Locrian. S’agit-il du dernier chapitre de votre histoire ? Y aura-t-il d’autres albums de Locrian après celui-là ?

Terrence : « Oui, d’autres albums de Locrian suivront. Mais la question de l’articulation des aspects narratifs et musicaux s’est à nouveau posée sur cet album. La vraie nouveauté sur ce disque, c’est de l’avoir écrit d’un point de vue plus personnel. Il y a toujours une touche de science-fiction environnementaliste qui nous suit depuis nos débuts. Mais cette fois-ci, j’y ai également greffé ma propre appréhension de l’avenir, ce qui nous a ouvert de nouveaux territoires à explorer d’un point de vue narratif. »

Andre : « Nous allons évidemment continuer à faire de la musique après End Terrain. L’écriture de la plupart des morceaux de l’album a débuté il y a plus de 10 ans. Le travail de composition a surtout consisté à transformer ces idées pour aboutir à leur forme finale. Plus j’écoute ces nouveaux morceaux, plus j’ai d’idées pour la suite. Nous n’avons toujours pas clairement décidé quelle sera la trajectoire du prochain disque. Je ne dirais pas que End Terrain marque la fin d’un cycle, mais plutôt une évolution. Il n’aurait jamais existé sans les albums que nous avions sortis précédemment. »

Cette évolution est aussi un miroir de l’état du monde. La portée de Locrian en 2024 n’est plus la même qu’en 2010. Aborder des thèmes tels que l’extinction de l’humanité ou la dualité entre la nature et la civilisation relevait à l’époque de la science-fiction et de la dystopie. Aujourd’hui, les catastrophes environnementales provoquées par l’activité humaine font la une des journaux tous les jours. Vos thématiques sont-elles aujourd’hui plus philosophiques, voire politiques ?

Terrence : « Notre point de départ, c’était un mécanisme qui s’inspirait d’écrits d’auteurs comme JG Ballard, Jeff VanderMeer, William Gibson ou Philip K. Dick. Certaines de leurs œuvres, qui ont parfois été écrites il y a plus de 50 ans, ont ouvert la porte à tout un univers créatif fortement lié aux questions environnementales et aux angoisses qu’elles génèrent. Mais ces inquiétudes n’appartiennent pas uniquement à l’univers de la fiction, elles traduisent une réalité. Dans ce sens, notre musique est profondément ancrée dans ce qui se passe dans le monde. Lorsque nous avons enregistré New Catastrophism, nous faisions face à une multiplication des inondations un peu partout sur la planète. Ces catastrophes naturelles à répétition nous forcent aussi en tant qu’artistes à interroger le futur de l’Humanité, alors que nous nous trouvons clairement dans une phase de transition. On peut parler de la prolifération d’espèces invasives dans des lieux nouveaux, comme les frelons asiatiques qui déséquilibrent complètement l’ordre des choses. Mais aussi de conséquences beaucoup plus terre à terre. Je lisais hier un article sur les difficultés à encore assurer sa maison dans certains coins des Etats-Unis qui sont trop exposés aux risques d’inondations ou de tornades. La société dans son ensemble doit trouver de nouvelles manières de s’adapter à ces risques de catastrophes, dans des cycles marqués par le capitalisme, la pauvreté et les désastres naturels. »

Andre : « Nous évoluons aussi dans un paysage post-nucléaire, où l’on sent que les tensions géopolitiques autour de la Russie, d’Israël ou de l’Iran nous rapprochent tous les jours un peu plus de la catastrophe ultime qui éradiquerait l’humanité instantanément. End Terrain pourrait constituer un trait d’union pour toutes les personnes qui partagent ces appréhensions. »

« After Extinction », le dernier morceau de l’album, semble toutefois ouvrir la porte à une certaine forme d’optimisme malgré ce constat d’un monde qui se détériore. Était-ce intentionnel ?

Terrence : « Oui. Je parlerais même d’une forme de triomphalisme pour terminer l’album. Finalement, malgré ce discours environnementaliste, on peut aussi voir de nouvelles espèces se réapproprier certains espaces que nous ne pourrons plus habiter. Mais cet optimisme se retrouve aussi dans une partie des recherches sur les technologies vertes. Au-delà de la hype, on voit aussi émerger tout un potentiel créatif pour réduire l’impact des activités humaines sur la planète. Il y a donc des raisons d’être optimiste, même si je suis plutôt d’un naturel pessimiste. C’est peut-être l’ironie aussi de ce dernier titre de l’album : terminer sur une note plus triomphante après avoir brossé un tableau tellement sombre. C’est exactement la manière dont on veut que l’album soit perçu. »

Le son de End Terrain est beaucoup plus clair et ouvert que sur les albums précédents. Qu’avez-vous changé dans les méthodes d’enregistrement ?

Terrence : « Depuis New Castrophism et Solar Lodge, nous travaillons avec un nouvel ingé son : Jay Robbins, du groupe Jawbox et qui a enregistré de nombreux groupes indie punk comme Against Me et Texas Is The Reason. On aimait bien sa façon de travailler. On voulait aussi quelqu’un qui soit très impliqué lors des enregistrements et qui puisse apporter de nouvelles idées. C’est exactement ce qu’il a fait. On a aussi beaucoup travaillé au niveau du mastering, parce que l’album contient une quantité invraisemblable de pistes différentes. »

Andre : «  On a délibérément choisi un mastering qui laisse de l’espace pour l’auditeur. Aujourd’hui, si vous écoutez les playlists metal sur les plateformes de streaming, la plupart des morceaux sont masterisés pour un rendu sonore maximal, qui vous saute dessus. On a opté pour l’approche opposée, avec beaucoup plus de contrastes et de dynamique dans le son. Si vous aimez Locrian, il va sans doute falloir pousser un peu le volume sur votre ampli pour profiter des nuances, ce qui est impossible avec la plupart des masterings très agressifs de la scène metal aujourd’hui. »

Terrence : « Je viens d’écouter le dernier Judas Priest. Le son est énorme, ça leur convient très bien. Mais ce n’est pas ce qu’on voulait pour Locrian. »

Avez-vous cherché aussi à expérimenter avec la guitare, la voix et la batterie ? On entend sur End Terrain des choses que vous n’aviez jamais tentées auparavant, une palette plus large : des riffs de guitare plus death metal, du chant clair, etc.

Terrence : « Je crois que nous nous sommes mutuellement poussés à expérimenter de nouvelles choses. Tous les morceaux contiennent des riffs de guitare d’Andre qui tuent. Ça m’a forcé à penser différemment mon approche vocale. Par exemple, à la moitié du premier morceau de l’album, je tente pour la première fois un growl typiquement death metal, ce que je n’avais jamais essayé auparavant. Mais à l’inverse, mon épouse Erica a chanté quelques chœurs sur plusieurs morceaux, ce qui amène des harmonisations un peu plus pop. Pareil avec le jeu de batterie de Steven sur « Utopias », qui change de signature rythmique en cours de route. »

Andre : « Jouer de la guitare sur ce disque a été un vrai plaisir. Pendant la rédaction de ma thèse de doctorat, j’avais besoin de jouer plus souvent de la guitare pour me changer les idées. Je me suis repassé les grands guitaristes que j’apprécie énormément. Ces moments ont fortement influencé mon jeu sur ce disque. Je pense par exemple à Vini  Reilly du groupe post-punk The Durruti Column, peut-être une des guitaristes les plus sous-estimés. J’ai aussi beaucoup réécouté les premiers albums de Death, comme Human et Symbolic sur lesquels le jeu de guitare est phénoménal. J’ai aussi puisé d’autres idées du côté de King Crimson, dans la période avec Adrian Belew et Robert Fripp. Sur le morceau « Utopias », je joue un solo de guitare inversé dont l’idée m’est venue de l’album Electric Warrior de T-Rex. On peut vraiment parler d’influences très variées… »

En parlant de metal, vous êtes passés de Relapse à Profound Lore. Qu’est-ce qui a motivé ce changement ?

Terrence : « Nous sommes amis avec Chris Bruni de Profound Lore depuis très longtemps. Il était très impliqué dans la collaboration Locrian et Mamiffer sur l’album Bless Them That Curse You, sorti en 2011. Entretemps, nous avons signé sur Relapse mais il s’est toujours intéressé à ce que nous faisions. Quand nous avons voulu sortir New Catastrophism, Relapse n’était pas en mesure d’accueillir l’album sur son catalogue. Alors Chris nous a ouvert les portes de son label à une seule condition : il voulait qu’on enchaîne avec un deuxième album construit autour de vraies chansons. Donc c’était le plan. Chris ne nous a jamais rien refusé. On voulait ajouter un livre au vinyle ? C’est ok. On voulait un packaging particulier ? Validé ! Peu de labels accepteraient sans broncher. Néanmoins, on garde de très bons contacts avec Relapse. Ils viennent encore de m’envoyer le nouvel album de Zombi, par exemple, qui est un disque fascinant. »

Le split album avec Mamiffer est quand même très troublant. Il est impossible d’identifier qui joue quoi sur ce disque. C’est un vrai album fusionnel.

Terrence : « Chaque album est différent. Au final, je pense que 9 musiciens sont impliqués sur ce disque. Locrian avait enregistré deux morceaux, Mamiffer deux autres. Et à la fin on s’est retrouvé à travailler sur les morceaux des autres, comme une sorte d’échange. La même chose s’est passée sur New Dominions, le split qu’on a sorti avec Horseback. »

Andre : «  Oui, Jenks Miller de Horseback a principalement joué la basse et assuré le mixage de cet album. On l’a enregistré très rapidement, en moins de deux jours. Nous n’avons plus fait de splits depuis longtemps. Ce serait intéressant de s’y remettre, parce que ça donne souvent des résultats très intéressants. Je pense par exemple à la collaboration récente entre Full of Hell et Nothing, qui a donné un excellent disque. »

Vous avez annoncé quelques dates de concert aux Etats-Unis et au Canada pour cet été. Comment allez-vous gérer le live en tant que trio, alors que l’album contient un nombre incalculable de pistes différentes ?

Terrence : « On aurait dû y penser avant d’enregistrer l’album (rires). En réalité, on a déjà passé beaucoup de temps avec Andre à analyser l’album morceau par morceau et décider de la manière de les aborder sur scène. On a déjà beaucoup répété, avec des idées très précises pour les visuels et les lumières. On sait aussi qu’au niveau de la setlist, on va remonter jusqu’à l’album The Crystal World et laisser un peu d’espace à l’improvisation également. »

Andre : « Je suis très excité. J’ai même rédigé une roadmap et listé tous les points à aborder avant d’entamer les concerts. On va aussi utiliser des loopers pour pouvoir reproduire tous les trois certains des effets de l’album. »

Les membres de Locrian ne vivent pas au même endroit. Vous avez commencé à Chicago. Terrence vit maintenant à Baltimore, Andre à Albany dans l’Etat de New York. Or, on sait qu’une grande ville peut fortement influencer la musique qui y est produite. Quelle place occupent vos lieux de résidence dans la musique de Locrian ? Autrement dit, sonneriez-vous différemment si vous étiez basés à San Francisco ou en plein milieu du Texas ?

Terrence : « Chicago occupe un rôle central dans la naissance de Locrian. Je dirais même que c’est la ville qui a créé Locrian. A l’époque, tout était possible à Chicago : une scène metal avant-gardiste, du drone, de la noise et de l’expérimental. J’ai ensuite bougé à Baltimore, qui accueille aussi plein d’endroits étranges parmi les galeries d’art et les salles de concert. Il y a par exemple le Red Room à Baltimore, un espace de création ouvert à tout le monde, adossé à un disquaire et une librairie. Des tonnes de musiciens s’y retrouvent pour improviser, dans des registres allant du jazz au noise. Le Maryland DeathFest a aussi un impact certain sur la scène locale. »

Andre : « Pour ma part, j’ai grandi à Potsdam, une petite ville au nord de l’Etat de New York, très proche de la frontière canadienne. Mon père y enseignait à l’Université de l’Etat de New York SUNY, qui propose un programme de musique très réputé. J’ai donc grandi entouré de musiciens, avant de m’intéresser au rock progressif et au hardcore. Mais, comme Terrence, je pense que c’est vraiment Chicago qui a défini l’identité de Locrian : on n’y trouve pas uniquement une scène par genre musical, mais une multitudes de scènes différentes dédiées au jazz, à l’expérimental, au metal, etc. Je reste persuadé qu’être exposé à tous ces styles a eu une influence majeure sur notre parcours. »

Locrian a toujours eu une identité visuelle très forte. Comment s’opère le choix des artistes avec lesquels vous travaillez pour les visuels des albums ?

Terrence : « J’ai toujours adoré l’approche de Sonic Youth qui travaillait avec un artiste différent pour chaque album. En tant qu’ado, j’ai découvert Gehrard Richter grâce à la pochette de leur album Daydream Nation et Mike Kelley grâce à l’album Dirty. Au début des années 90, on ne pouvait pas compter sur Google pour comprendre les choix artistiques. Il fallait se débrouiller tout seul. Je trouve intéressant d’ouvrir de nouvelles portes avec un artwork qui va éveiller la curiosité du public. Pour l’album New Catastrophism, le choix s’est porté sur Trevor Paglen, qui est surtout célèbre pour son travail photographique sur la surveillance de masse, les drones, les câbles qui traversent les océans, etc. Il a également réalisé cette série de photos à partir de blocs de verre issus des réacteurs de Fukushima et de matière prélevée sur les sites d’essais nucléaires du Nouveau Mexique. Je l’ai contacté parce que je le connaissais de l’époque où nous étions étudiants. Je lui ai demandé ses tarifs, il m’a répondu qu’un exemplaire de l’album ferait l’affaire et c’était plié. Par ailleurs, avec Locrian, on a toujours voulu donner les clés au public : on partage beaucoup de liens, des textes, des articles ou des références de lecture pour permettre à chacun de s’approprier pleinement notre univers. Pour End Terrain, on a choisi Chris Dorland parce que son travail nous rappelait ces peintures de paysages utopiques des années 60. Ce qui est fascinant chez lui, c’est qu’il est impossible de distinguer où s’arrête le pinceau et où commence le traitement numérique. C’est très perturbant. »

La version vinyle de End Terrain est accompagnée d’un court recueil de nouvelles écrites par Terrence. Il existe même une version sur cassette des nouvelles lues par une voix générée par une intelligence artificielle. Est-ce qu’à l’avenir, vous comptez également incorporer l’IA dans d’autres aspects de votre travail, par exemple pour la composition ou les grilles d’accords ?

Andre : « Je suis super excité à l’idée de travailler avec l’IA. On teste déjà des outils sur lesquels on peut uploader des instrumentaux et une IA va générer des parties chantées en synthétisant différents grains de voix humaines. C’est très étrange, mais c’est un exemple qui montre à quel point l’IA peut être intégrée au processus créatif. Expérimenter avec tous ces outils est vraiment excitant. Il y a plein de pistes à explorer. A voir ensuite si on les incorpore dans nos compositions. »

Terrence : « Le potentiel est immense. Mais c’est l’usage qu’on en fait qui est déterminant. Si je veux faire une version audio de mes écrits, avec une voix différente par nouvelle, je peux facilement obtenir quelque chose via l’IA. Mais si on ne s’en donne pas les moyens, ça sonne très vite comme une version bon marché à la Fitter Happier de Radiohead. Par contre, en tant qu’artiste, je peux retravailler ces voix générées par l’intelligence artificielle, en utilisant toutes sortes de filtres et de vocoders. Je peux partir d’une voix très robotique et aboutir à un timbre de voix d’enfant vraiment glaçant. J’aime aussi conserver les erreurs de prononciation. Ça montre qu’on n’a pas travaillé avec de vrais acteurs. » 

5 albums pour s’immerger dans l’univers de Locrian

Locrian – The Clearing / The Final Epoch – 2011

Album épique qui positionne Locrian sur la carte du metal atmosphérique expérimental, complété un an plus tard par un second volet composé de bonus tracks d’ambient.

Locrian / Horseback – New Dominions – 2012

La rencontre de deux projets pionniers qui proposent une relecture des codes du black metal à partir d’un ancrage profondément marqué par les grands espaces américains. L’album est inspiré du livre « A World Without Us » du journaliste Alan Weisman, qui s’interroge sur l’avenir de la planète (l’art, l’architecture, l’énergie nucléaire, la biodiversité) après l’extinction de l’Humanité.

Locrian / Mamiffer – Bless Them That Curse You – 2012

Sorti la même année que New Dominions, cette autre collaboration accouche d’un disque glacial, ponctué par le jeu de piano minimaliste et la voix stellaire de Faith Coloccia.

Locrian – Return To Annihilation – 2013

Premier album sorti sur Relapse Records, Return To Annihilation ouvre un nouveau chapitre en proposant des morceaux au format plus direct, où les synthés occupent une place prépondérante.

Locrian – End Terrain – 2024

Après plusieurs parenthèses ambient post-COVID, dont un EP de reprises de Coil, Locrian renoue avec des compositions plus structurées pour proposer son meilleur album à ce jour.