Guillaume Kidula (schiev festival)
Cela fait cinq ans maintenant que le schiev prend le pari de proposer pendant trois jours un programme qui sort résolument des sentiers battus, porté par cet amour inaltérable pour les musiques qu'on qualifiera (faute de mieux) de perchées ou obliques : avant-pop, IDM, post-rock, ambient, juke, weird electronica, you name it bro. D'ailleurs, parce que même nous on a parfois du mal à mettre des mots sur le bonheur que nous procure leur activisme, on a préféré poser quelques questions à Guillaume Kidula, grand manitou du schiev, festival qui se veut "simple" mais ne l'est pas tellement que ça, et qui débute ce vendredi au Beurs bruxellois.
schiev, a simple music festival. Merde, ça existe encore un festival “simple” en 2019 ?
Guillaume : J’ai l’impression que les simples festivals de musique, c’est plutôt la norme. Des artistes qui s’enchaînent sur plusieurs jours, un bar qui tourne à plein régime, c’est le lot de la plupart des événements, non? Là où nous on essaie peut être de faire les choses différemment, c’est en annonçant la couleur. On ne se vend pas comme un truc next level ou comme un Tomorrowland indé. Il n'y a rien de péjoratif pour nous à être un "simple" festival de musique. Ça devrait se suffire d’avoir tous ces artistes dans un chouette lieu avec une unité de temps.
Vous en êtes à la cinquième édition. Déjà ai-je envie de dire. Par quels états êtes-vous passés ces dernières années ?
Guillaume : Pour être honnête, le temps est passé très très vite. Un festival comme le nôtre c’est avant tout de la bricole et de l’énergie. On n'a pas la possibilité d’y bosser à 15 toute l’année. Alors le temps passe vite parce que dans la phase post-festival tu dois torcher tout l’administratif. Ensuite tu es en descente/déprime, et le temps de te réveiller, entre ton day job et le reste, ben faut déjà rempiler. Et parfois il y a des bonnes idées mais on manque de temps pour les développer. On rêve d’un cycle de conférences "Musique et Science-Fiction" par exemple: on va l’amorcer cette année, mais ça va s’étaler sur deux ans parce qu’on a pas eu le temps de le finaliser comme on aurait voulu. Cette année, on va partir sur une analyse dystopique d’aujourd’hui avec Alexandre Galand, à qui l'on doit l'excellent Écouter dans les ruines du capitalisme : enregistrements de terrain et formes de vie dans la revue Audimat, et on va aussi introduire le boulot de Kodwo Eshun sur l’Afrofuturisme, mais on espère aller plus loin l’an prochain.
J’ai du mal à dire comment c’est pour les autres, mais j’ai l’impression qu’organiser des festivals est une des manières les plus justes de se rendre compte du temps qui passe - et il passe vite. Tu passes évidemment par pleins d’états, ou en tout cas de réflexions. La précarité économique fait que certains vont faire d’autres trucs et n’ont plus le temps de s’investir. Ça questionne parce que c’est pas pérenne et c’est reulou de recommencer parfois un peu à zéro d’une année sur l’autre.
Après, pour parler de maintenant, on est dans l’état où toutes ces bribes de réflexions ont fait en sorte qu’elles puissent se matérialiser en 2020. On a essayé de prendre de l’avance, quitte à faire une édition similaire à d’habitude sur la forme.
Après cinq éditions, vous devez avoir les idées plus claires sur ce que vous attendez de vous et de votre public. Justement, quel public visez-vous avec le schiev ? Un public de niche ou de connaisseurs ?
Guillaume : On essaie de trouver une sorte d’équilibre un peu instable, et ça passe par deux dynamiques. D’un côté on essaye de se casser la tête pour trouver des artistes qui ne sont pas déjà passés 50.000 fois à Bruxelles, ou en tout cas pas dans notre contexte. Là ça nous permet d’attirer un public assez pointu, parfois international, qui est content de trouver pleins de projets nouveaux rassemblés au même endroit.
Dans le même temps, on essaie d’avoir une communication fun, informelle, presque humoristique, pour dédramatiser le côté musique expérimentale qui peut avoir un côté assez chiant. Avec ça on espère faire venir des gens qui ne franchiraient pas la porte de ce type de festival en espérant que ça leur donne envie de continuer l’aventure. 100% des lecteurs de GMD ont eu un jour une vraie émotion à l’écoute d’un truc totalement inattendu, c’est un chouette sentiment. C’est ça qu’on essaie de faire. On m’a parlé d’une nana qui est venue 2 fois en stop de Lyon parce qu’elle a entendu des trucs chez nous « qu’elle était pas sûre d’aimer mais qui l’avait interrogée ». Meuf, si tu nous lis c’est pour toi qu’on fait le festival, c’est ce genre de feedback qui nous font nous dire qu’on va dans la bonne direction.
En ces temps de coupes claires dans les budgets de la culture (coucou nos amis flamands), est-ce qu’un festival comme le schiev peut survivre sans la plateforme SHAPE, soutenue par des fonds européens ?
Guillaume : Ben repose moi la question en 2021, parce que SHAPE s’arrêtera cette année-là a priori, et j’aurai une vision claire. Ce qui est sûr, c’est que la pérennisation du festival se joue maintenant. Dans les deux années à venir on va devoir diversifier nos sources de financement si on veut pouvoir continuer à faire cette événement. Ça passera davantage par une diversification des activités que par un festival plus « musclé » en terme de nombre d’artistes.
Ce qui est triste avec cette histoire de fond flamand, c’est que c’est des économies de bouts de chandelle qui permettent à des pans entiers de la société de se développer. Le budget culture, je crois que c’est 1 %. Ça n’a aucun sens d’aller rogner là-dedans. Ils économisent trois ronds-points et on est bons. Par contre le secteur culturel lui, il est très résilient et il peut faire beaucoup avec des petits moyens. Mais bon y’a petits moyens et petits moyens. Quand tu n’as même pas de quoi mettre des pâtes dans la casserole, voire que tu n’as même plus les moyens de payer une casserole, ça devient vraiment problématique.
Après oui, bien sûr, on va pouvoir argumenter que les projets doivent être pérennes et se financer par de la billetterie ou par des partenariats privés. Mais ça c’est du bullshit. Personne à part la puissance publique ne peut réellement financer l’expérimentation. Avec SHAPE on mise des petits montants sur des artistes qui ont des propos difficiles, et c’est grâce à Europe Creative. Ça paie quelques billets d’avion ou des accords médias. C’est des gros budgets pour nous, les acteurs culturels, mais on reste sur des montants finalement modestes. Et grâce à ce petit soutien, pas mal de ces artistes sont ensuite capables de voler de leurs propres ailes, d’être repris dans le secteur « marchand ». Ça fait un peu gauchiasse à dire, mais il y a un vrai besoin pour une politique culturelle qui amorce la pompe. Même les économistes s’accordent là-dessus.
Contrairement à ce que certains esprits chagrins voudraient penser, l’offre culturelle bruxelloise est parmi les plus intéressantes d’Europe, le subtop européen comme on dit dans le foot. On peut même parler d’une offre pléthorique à certaines périodes de l’année, celle du schiev notamment. Est-ce que cela est davantage une force ou une faiblesse au moment de booker des artistes ?
Guillaume : Franchement je me demande encore qui sont ces esprits chagrins à part peut-être des gens qui ne sortent plus depuis 10 ans. C’est impossible de ne pas se rendre compte de la variété et de la densité d’événements en ce moment. Ce qui est sûr c’est que c’est au bénéfice du public : plus il en écoute, plus il a envie d’en écouter, et plus il en connaît, plus ils a envie d’en découvrir... c’est un vrai cercle vertueux. Du côté des promoteurs en revanche c’est à double tranchant. Il faut trouver le moyen d'exister, tirer son épingle du jeu. D’un certain côté, je pense que c’est bien, que ça va tirer le secteur vers le haut. Ça force tout le monde à se casser la tête pour proposer un super truc.
Et pour la question de quels artistes booker, ça va poser la question des exclus. Certains vont mettre le grappin tôt sur des projets, et du coup soit il faudra passer après, ou changer son fusil d’épaule. Moi je vois ça de deux manières: d’une j’ai décidé qu’à schiev on s’autorise à rebooker quelqu’un, même si il ou elle est venue récemment. Faut aussi voir l’artiste dans le contexte, ce qui peut avoir un rendu assez différent. C’est le cas de Sentimental Rave par exemple qui était au C12 il y a peu. Son set est zinzin, j’ai pas envie de m’interdire de la booker.
Et puis ça va forcer tout le monde à radicaliser son propos. Nous on va très certainement aller vers encore plus de niche. J’espère que le public suivra. C’est le cas avec A.N.I par exemple, qui est une création qu’on a contribué à aider avec le festival rennais Maintenant qui est une sorte de super groupe composé de Don’t DJ, Black Zone Myth Chant et Bear Bones Lay Low. Je suis fier qu’on ait fait ça.
Justement, tant qu’à parler des artistes, pouvez-vous nous dire dans quelle mesure les grands débats qui agitent la société actuellement (les questions de genre ou d’identité mais pas que) influent sur votre travail de programmation de de communication ?
Guillaume : Il y a un vraie lame de fond sur la question des genres et de l’identité. Je trouve ça franchement fascinant à vivre. C’est pas encore gagné mais ça bouge vite. En tant que gros mâle blanc cis barbu, ça me parait la moindre des choses d’être conscient de ma position et d’essayer autant que faire se peut d’être un allié. Donc, quelque part, on fait plus attention aux projets émanant d'artistes ayant moins d’accès facilités. Après je vais pas pour autant faire un truc pas intéressant pour remplir des quotas. Il y a des projets d’une qualité folle aujourd’hui, partout. rkss, Crystallmess, Maria W Horn, elles sont en terme de recherches et de propos tellement loin devant un paquet de trucs que je vois tourner partout chaque semaine...
On ne transige jamais sur la qualité, mais on va peut être « se risquer » à programmer des artistes qui ont moins de visibilité sur les réseaux sociaux ou dans les médias que leur équivalent mâle blanc. Acte Bonté par exemple. C’est hyper « vert » encore, mais tu vois déjà que ce sera super. Faut se faire confiance et leur faire confiance. Et je pense que le public suit. Du coup, on n'est pas toujours à l’aise avec les initiatives qui mettent trop leur mixité en avant ou qui en font un argument com. En fait c’est normal de programmer des personnes racisées, gender-fluid, LGBTQI+ dans la mesure où se sont des artistes pertinent(e)s.... Ça ne devrait pas donner lieu à un débat, ni à un label, ni à une gommette. Je pense qu’il faut qu’on prouve par l’exemple.
Le schiev aura lieu du 15 au 17 novembre au Beursschouwburg.