Didier Gosset (Impala, Black Basset Records)
Ce 26 mars, le Parlement européen a adopté la Directive sur les droits d’auteur. Le texte vise à mieux rétribuer les médias et les artistes pour leurs contenus diffusés en ligne. Dans le viseur : des plateformes comme YouTube ou Facebook qui ne laissent que des clopinettes aux créateurs de contenus. Depuis des années, la Directive a fait l’objet de débats acharnés entre opposants et partisans. Rémunération équitable ? Censure ? Taxe sur les contenus ? Google et YouTube ont dépensé des fortunes en contenus sponsorisés pour torpiller le texte. Quelle est la part de fake news ? Quels seront les changements pour les artistes, les labels et, surtout, pour nous qui passons nos journées à écouter nos morceaux préférés en ligne ? Pour mieux comprendre, nous avons rencontré Didier Gosset, fondateur du très respectable label belge Black Basset Records (La Jungle, Mont-Doré) et accessoirement responsable de la communication d’Impala, l’association européenne des labels indépendants. Entre deux bières, le gaillard qui s’exprime au nom d’un lobby qui représente pas moins de 4.000 structures indépendantes en Europe remet l’église au milieu du village et explique pourquoi son association a défendu le projet depuis le début. Petite précision : le premier entretien s’est tenu fin 2018. Nous avons attendu que le projet soit voté pour publier l’entretien. Entretemps, quelques détails ont évolué, par exemple la numérotation des articles au sein de la Directive.
Dans quel contexte s’inscrit cette nouvelle directive européenne sur le droit d’auteur ?
Depuis longtemps, le secteur musical fait face au développement de plateformes de diffusion en ligne. Au sein de celles-ci, deux modèles de diffusion et donc de rémunération des artistes s’opposent. D’une part, il existe un système de licences par exemple sur Spotify ou Deezer. De l’autre, des plateformes telles que YouTube ou Facebook appliquent le modèle dit UGC, pour "user generated content". Le contenu y est publié directement par les utilisateurs de la plateforme. Or, que constate-t-on ? Un gouffre énorme entre les deux modèles en termes de rémunération des artistes. Pour te donner une idée, lorsque Spotify verse une dizaine d’euros aux ayants droit, YouTube ou Facebook ne paie que 1 euro pour une « consommation » équivalente. Dans le jargon, on parle de Value Gap. Aujourd’hui, YouTube conserve 90% des revenus publicitaires, au détriment des producteurs de contenus. Et ce n’est que le cas de figure où les producteurs sont effectivement payés. L’ensemble du secteur culturel dénonce ce déséquilibre et appelle à des mesures qui forcent ces plateformes à redistribuer une partie de leurs revenus.
Que vient faire l’Union européenne dans tout ça ?
C’est un sujet qui est souvent discuté par les acteurs. Que ce soit au MIDEM (NDLR : le grand rendez-vous annuel international des professionnels de la musique), au festival Eurosonic (NDLR : le festival de découvertes des nouveaux talents musicaux européens) ou dans bon nombre de conférences dites « pro », la question revient dans toutes les discussions depuis des années. En parallèle, l’Europe voulait moderniser sa législation sur le droit d’auteur qui date de 2001 et n’intègre absolument pas les nouvelles plateformes de diffusion numérique. La Commission a dès lors lancé en 2015 un grand chantier qui a débouché sur la Directive sur le Droit d’Auteur. De vastes débats ont été organisés, qui ont impliqué tant la Commission que le Parlement, avec l’ensemble des parties prenantes. Du côté des industries créatives, on voulait absolument responsabiliser les plateformes comme Facebook et YouTube et combler ce déséquilibre dans la redistribution des revenus liés à la consommation en ligne de contenus culturels.
Il existait pourtant déjà des garde-fous pour limiter la diffusion sauvage d’œuvres protégées.
Oui bien sûr. Ces plateformes fonctionnent déjà selon le principe du notice & take down : si les ayants droit parviennent à prouver que leurs œuvres sont diffusées illégalement, ils peuvent demander que celles-ci soient retirées. Ce principe n’est pas neuf, mais il est très contraignant : la responsabilité de la preuve incombe entièrement à l’ayant droit.
La directive Droit d’Auteur a immédiatement généré beaucoup de réactions. Entre partisans et réfractaires, ça flingue dans tous les sens. Pour le lambda, c’est presque impossible de se faire un avis circonstancié.
La directive a suscité de nombreux débats. Deux articles sont principalement visés : les articles 11 et 13 (NDLR : la numérotation des articles a changé dans la version finale). L’article 11 concerne le secteur de la presse et instaure un système de licence qui rémunère les éditeurs lorsque les articles sont partagés, par exemple sur Facebook, avec une vignette de prévisualisation. L’article 13 apporte pour sa part une réponse au Value Gap. Sur ces deux articles en particulier, on a tout de suite senti que les GAFA, Google en premier, commençaient à flipper. Les premières versions du texte ont déclenché de vastes campagnes de RP à coups de hashtags tels que #censorshipmachines ou #linktax. De manière assez surprenante, les GAFA ont trouvé une alliée improbable dans la personne de la dernière élue européenne du Parti Pirate. On a alors assisté à une alliance pour le moins contre nature entre les défenseurs d’un internet 100% ouvert et les mastodontes du web qui brassent chaque année des milliards de revenus.
Vers mai et juin 2018, l’affaire a pris une ampleur dingue, avec des réactions du type « on va taxer les contenus et censurer internet » qui ont commencé à pulluler sur les réseaux sociaux. Les parlementaires européens étaient inondés de spams qui venaient clairement de bots. Des tonnes de messages opposés à la Directive ont envahi Twitter, en provenance de Washington. On a même assisté à des attaques de déni de service et des intimidations. À l’atmosphère insurrectionnelle des débuts a succédé une phénoménale machine de relations publiques. Résultat : en juillet, le texte s’est retrouvé en plénière à Strasbourg et n’a pas été approuvé. Le vote a simplement été reporté pour permettre l’examen approfondi des propositions d’amendements. Dans l’heure qui a suivi la décision du report du vote, la machine était pourtant de nouveau en route sur les réseaux sociaux, commentant l’information comme une défaite cinglante des ayants droit. Le texte est finalement repassé devant le Parlement européen le 12 septembre, qui l’a approuvé à une majorité des deux tiers environ. Aucune tendance politique précise ne s’est dessinée autour de ce texte.
Concrètement, qu’est-ce qui va changer pour le grand public avec cette nouvelle directive ?
La Directive n’entrera en application qu’en 2021, puisqu’après la signature finale du texte par le Conseil, les États membres ont deux ans pour la transposer dans leur droit national. Les premiers effets se feront donc ressentir à partir de 2022. Pour les consommateurs de contenus culturels, rien ne changera. Certaines plateformes fonctionnent déjà avec un système de licences et elles continueront de la sorte. Par contre, YouTube et Facebook vont devoir trouver des accords avec les ayants droit…ou changer leur mode de fonctionnement ! Dans un premier temps, on ne peut pas exclure une réaction épidermique de YouTube. On se souvient qu’en 2011, Google avait retiré tous les articles belges de sa page d’actualités en réaction à une décision de la justice belge qui lui avait déplu. Techniquement, c’est possible. Mais oseront-ils appliquer des mesures de rétorsion à l’échelle de l’ensemble du marché européen ? Ce serait risqué. En se coupant d’un important public-cible, ils perdraient une part de leurs revenus publicitaires. J’imagine mal qu’ils se tireraient une balle dans le pied.
On a pu lire que la Directive signifierait la fin des memes et des parodies, qui sont quand même un pan important de la culture web. Info ou intox ?
Intox. Les détournements et les parodies resteront permis. Ils font partie des exceptions prévues dans le texte, tout comme des plateformes comme Wikipédia, qui s’est pourtant opposée à la directive. Ça te donne une idée des campagnes de fake news qui ont été lancées pour torpiller le projet.
Du coup, qu’est-ce qui est permis aujourd’hui et qui ne le sera plus lorsque le texte entrera en application ?
Soyons clairs : après 2021, il ne sera plus question d’uploader soi-même des morceaux sur YouTube dont on ne détient pas les droits si la plateforme ne peut pas garantir la rémunération des ayants droit du morceau uploadé. Dans les faits, c’est déjà interdit aujourd’hui, mais les plateformes regorgent quand même de contenus illégaux. Qu’est-ce qui change ? La charge de la preuve. Aujourd’hui, c’est l’ayant droit qui doit contacter les plateformes pour prouver qu’il détient les droits d’une œuvre publiée illégalement. À partir de 2022, si tu uploades un album de ton groupe préféré sur YouTube, la plateforme devra au préalable conclure un accord de licence avec les ayants droit pour pouvoir le diffuser. Et donc les rémunérer.
Et pour les artistes, ça change quoi ?
Au niveau de la mise à disposition des œuvres, pas grand-chose ne changera. Chaque artiste pourra continuer à uploader ses propres œuvres. Par contre, les plateformes seront obligées de payer des licences. Au final, les ayants droit seront mieux rémunérés. Les paiements s’effectueront par des sociétés de gestion collective. Bref, pour les artistes, la Directive aura un effet positif sur leurs revenus. La technologie existe déjà pour chiffrer le nombre de visites et monétiser ces données. En pratique, c’est ce que des sociétés de gestion collective font déjà avec les données airplay des radios. Le but, c’est tout simplement de pousser des plateformes comme YouTube à s’aligner sur les plateformes qui appliquent déjà le système des licences. Le marché de la diffusion en ligne va se rééquilibrer et ce sont les artistes qui seront les premiers à en profiter.
Quelle est la position des labels indépendants ?
Les effets positifs seront les mêmes pour les labels et les artistes. Au début de l’année 2018, YouTube a revu ses termes de monétisation, en excluant les petites structures. Sous le seuil de 10.000 vues par mois ou de 1.500 abonnés, on ne peut plus négocier d’accord de monétisation avec YouTube. Cette décision est catastrophique pour les petites structures indépendantes. Ajoute à cela que, des plateformes comme Spotify ou Deezer n’étant pas encore présentes dans tous les pays de l’EU, des microstructures basées par exemple en Croatie ou en Slovénie n’ont pas d’alternatives et se retrouvent tout bonnement flinguées dans des marchés déjà peu structurés et financièrement instables. En imposant la licence globale, la Directive européenne va changer la donne. Toutes les structures, quelle que soit leur taille, qui travaillent avec une société de gestion collective des droits d’auteur, recevront en retour une partie de l’argent déboursé par les grandes plateformes pour les licences de diffusion. Pour donner un exemple concret, la Directive prévoit également une méthode d’ajustement des contrats si un titre devient un hit qui, soudain, cumule des centaines de millions de vues mais n’est pas rémunéré en proportion.
Du coup, au niveau des labels indépendants, vous défendez entièrement la Directive?
La Directive, telle qu’elle vient d’être votée, correspond de très près à la position que nous avons défendue depuis le début. Le texte va tout simplement rendre ces plateformes plus démocratiques. Regardons la situation actuelle : l’ensemble des revenus publicitaires générés par ces plateformes de diffusion qui ne paient pas de licence filent directement aux États-Unis. À partir de 2022, une partie de ces revenus sera redistribuée partout dans le monde et atterrira également dans les poches des artistes ici en Europe. C’est pour ça qu’on s’est battus. La Directive va encore plus enrichir Ed Sheeran ou Beyoncé ? Peut-être, mais ce n’est pas notre problème en soi. En tant que représentants des labels indépendants, on voit que des artistes indépendants de chez nous, qui bossent comme des dingues, vont enfin pouvoir prétendre à une rémunération plus équitable pour leurs œuvres diffusées en ligne. C’est tout ce qui nous importe.