Chat Pile
Déprimant, oppressant, sinistre : des adjectifs pouvant décrire aussi bien une promenade dans le XVIème arrondissement de Paris que la musique de Chat Pile. Tout droit sorti des prairies de l’Oklahoma, le groupe biberonné aux sons alternatifs des 90’s et à l’imagerie slasher a sorti son deuxième album Cool World et continue à s’imposer comme une des références métal avec laquelle tu as envie de rabattre les oreilles de tout le monde. Imagine un croisement entre Jesus Lizard, les riffs de Korn et Leatherface de Massacre à la Tronçonneuse trempé dans un puits de pétrole d’Oklahoma City pour avoir le tableau. On a réussi à mettre la main sur le gracieux guitariste Luther Manhole - qui n’en revient toujours pas que quelqu’un puisse avoir un quelconque intérêt à l’interviewer à propos de sa musique – pour un entretien bien plus fendard et chill que les sujets abordés laissent paraître : l’angoisse existentielle, l’arnaque du rêve américain ou encore la problématique de la violence dans notre société. Ambiance train fantôme plutôt que fête foraine.
Après God’s Country, nous avons donc Cool World. Chat Pile veut prouver que l’angoisse existentielle est universelle ?
Oui ! Notre chanteur écrit toutes les paroles avec très peu de contribution de la part des autres membres du groupe. Au fur et à mesure de l’écriture de l’album, nous nous sommes rendus compte qu’il parlait moins de la région des États-Unis où nous vivons, des plaines et du Midwest mais plutôt de l’angoisse existentielle que nous ressentons de manière différente à travers le monde. Il n’est pas nécessaire de vivre à Oklahoma City pour avoir le sentiment que nous sommes dans le meilleur et le pire moment pour être en vie. On plaisante maintenant sur le fait que le troisième sera un concept album sur l’enfer dans l’espace !
Le groupe affirme que sa musique est un rappel que la peur a remplacé le rêve américain. Tu peux approfondir ce point ?
Ça ressemble à une phrase que pourrait dire notre bassiste ! Le rêve américain a toujours été une arnaque. Pour le meilleur comme pour le pire à l’heure actuelle, tout le monde est compartimenté dans sa propre zone tout en étant chroniquement en ligne. Et tout le monde a peur. Comment ne pas avoir froid dans le dos quand on parle de réchauffement climatique par exemple ? Nous avons passé le point de non-retour. Nous sommes foutus et il n’y a pas vraiment de retour en arrière. C’est facile de ne pas y penser en se disant qu’on verra plus tard. Mais je serai encore en vie quand il n’y aura probablement plus d’eau potable aux États-Unis.
Ce pays a toujours tenté de projeter l’image de la famille et de la vie parfaite en martelant que chaque personne peut réaliser ses rêves. Il est devenu très clair que cela concerne en fait seulement les riches. Le voile a été levé : le fait qu’on soit sur un même pied d’égalité est une illusion. Comme je l’ai dit, c’est vraiment le meilleur et le pire moment pour être en vie. D’un côté, nous n’avons jamais été aussi proche de guérir le sida et d’avoir des vaccins contre le cancer. De l’autre côté, nous voyons sur Instagram et Tik Tok des enfants se faire déchiqueter par des bombes. Notre chanteur Ray fait un bon boulot en résumant ce genre de dichotomie. Ce n’est pas du nihilisme. Nous voulons que le monde aille mieux… C’est un cri de colère. Je pense que beaucoup d’entre nous ressentent ce sentiment de désastre imminent tout en menant des vies modernes dans un certain confort. C’est étrange. Je ne sais pas si notre cerveau est vraiment calibré pour ça…
Le deuxième album est communément accepté comme difficile et emmerdeur pour un groupe. Ça a été le cas pour Chat Pile ? Les attentes n’ont pas été trop handicapantes ?
Nous avons écrit cet album de la seule et unique manière que nous connaissons : en jammant et en improvisant. La seule règle est que ça soit fun et qu’on aime jouer les morceaux. Je n’arrive pas de chez moi avec ma guitare et des compos toutes prêtes. Nous mettons tous la main à la pâte. C’est vrai qu’il y a toutes sortes d'attentes et une histoire culturelle autour du deuxième album d'un groupe, surtout si le premier a été un succès. Nous avons eu beaucoup de chance que les gens aient aimé God’s Country et qu'il ait bien marché. Nous sommes dans une position privilégiée d'avoir à suivre cela, alors que beaucoup de groupes dont c’est le rêve ne réussissent pas à percer. Nous étions cependant stressés à propos du choix de la pochette et du titre. Je pense que le succès de notre premier album est en partie liée au fait que ses éléments ont résonné chez les gens donc on ne voulait pas se louper. Je sais que des tonnes de groupes disent la même chose mais je pense honnêtement que nous avons fait un meilleur travail cette fois-ci que pour God's Country. C'est la première chose sur laquelle nous avons travaillé en tant que musiciens à plein temps. Nos vies dépendent maintenant de l'écriture de cet album ! Je n’ai jamais autant bossé sérieusement de ma vie et j’espère que ça se ressent dans la musique. Le groupe a vraiment fait des efforts.
Vous saviez avant même de rentrer en studio que vous vouliez explorer votre potentiel au-delà du territoire noise rock ?
Oui… C’est ça aussi qui est agréable quand tu jammes car tu seras toujours confronté à des idées étranges. Tu as tous les droits, y compris celui d’essayer des trucs stupides ! On a remarqué que certains riffs faisaient penser à un aspect plus gothique du rock. Ça doit être lié au fait que j’écoutais tout un tas de groupes des 90’s pendant l’enregistrement, dont Shudder to Think particulièrement. Leur musique n’a strictement rien à voir avec Chat Pile mais ce sont des influences qui se répandent. Notre chanteur et batteur sont plus friands de folk et de prog’ tandis que notre bassiste et moi-même aimons la partie plus abrasive du rock. Il suffit de laisser faire les gens, de ne pas dire non à tout bout de champ pendant l’enregistrement et de s’amuser ! Nous avons été cette fois-ci plus sensibles aux mélodies mais je pense aussi que certains de nos morceaux les plus lourds sont sur ce disque. Il m’arrive très rarement de vouloir écrire une chanson avec une idée spécifique du son. Ça arrive juste naturellement… Par exemple, le morceau "Funny Man" s’appelait au départ "Issues" parce qu’on trouvait qu’il sonnait comme du Korn. Tu restes la somme de tes influences. Je n’ai pas pris de cours de guitare et j’ai tout appris grâce à des tablatures. Je n'ai pas vraiment eu d’éducation musicale traditionnelle. Je connais la théorie, je peux écrire des chansons et je peux garder le tempo mais je ne sais pas transposer sur partition notre musique.
Cool World a été mixé par Ben Greenberg du groupe Uniform. C’est la première fois que vous faites appel à quelqu’un pour ce boulot. Tu peux m’en dire plus sur cette expérience ?
Nous l’avons quand même enregistré par nos propres moyens dans le quartier général de Chat Pile, à la maison de notre bassiste. C’est notre lieu pour les répétitions et notre studio qui est maintenant rempli de caisses de tee-shirts à vendre en tournée. On pourrait carrément monter une entreprise avec tout ce stock ! Ben nous a contactés en nous disant qu’il était partant pour faire un travail de production sur notre prochain album. Ça arrangeait le groupe puisque ça allégeait notamment la charge de travail du bassiste qui est notre manager, notre ingénieur du son et celui qui s’occupe du mixage. La seule condition était qu’on ne voulait pas se déplacer dans un autre studio que le nôtre. Nous avons donc commencé par envoyer à Ben une démo de "Funny Man" et ce qu’il en a fait était quasiment à la hauteur de nos attentes. Il était déjà à 90 % du chemin ! Il a tout de suite compris ce qu’on voulait. Ce n’est pas un producteur super lisse qui va te faire sonner comme à la radio. C’est quelqu’un qui vient du monde underground et DIY et qui sait que trop se concentrer sur la production en studio risque de dénaturer le son de Chat Pile. La technologie est géniale de nos jours puisqu’il nous suffisait juste de faire une réunion Zoom et de voir ses modifications en temps réel sur une application de table de mixage. Il est à New-York et nous sommes dans l’Oklahoma, ce qui représente 25 heures de route. C’était génial de pouvoir bosser de cette manière. Cela nous a aussi évité de devenir dingue à nous occuper du mixage et à perdre du temps. C’est ce qui était le plus long à faire pour God’s Country.
Chat Pile aborde la problématique de la violence sur quasiment chaque composition. Le morceau "Shame" parle notamment de crimes contre l’humanité, qui est un sujet tristement d’actualité. Le groupe est en quelque sorte votre thérapie commune qui vous aide à garder la tête froide ?
Je ne veux pas mâcher mes mots. Ce titre est le résultat direct de tous les membres du groupe regardant leur téléphone et voyant des enfants palestiniens se faire déchiqueter. C’est atroce. C’est en effet cathartique de pouvoir mettre ces sentiments dans l’art et de les faire exploser hors de soi pendant les concerts. "The New World" est aussi une chanson politique rendant compte de situations cauchemardesques. Je ne sais pas ce que peut faire un groupe d’Oklahoma à part en parler et dire aux gens qu’il faut aider et donner de l’argent. Nous écrivons de la musique qui reflète l’époque dans laquelle nous vivons. Je pense que beaucoup de gens veulent hurler leur frustration de la même manière. C’est très facile de doomscroller et de se sentir piégé en ayant l’impression d’être impuissant. Pendant un show, tu es capable d’expulser ces choses négatives de toi d’une manière productive. C’est une façon de me sentir moins déprimé. Et si ça peut éveiller des consciences…
Jesus Lizard est un groupe qui revient souvent lorsque l’on tente d’expliquer le son Chat Pile. Je trouve plutôt que vous filez des vibes de Swans, période Filth. C’est une influence collective ?
Je me sens toujours coupable quand je parle de Swans car c’est un groupe dont les gens s’attendent à ce que nous soyons tous extrêmement fans. Nous n’en parlons pourtant absolument jamais entre nous. Au tout début de Chat Pile, on nous disait toujours qu’on ressemblait à Daughters. Mais aucun de nous n’écoute ce groupe ! C’est plutôt que nous avons un bassin d’influence en commun, dont probablement Swans. Je préfère le début de leur discographie et la période Filth en effet. J’aime juste jouer toutes mes cordes en même temps et être bruyant ! Le noise rock a une obsession avec le rythme. C’est ce qui mène les morceaux quand tu as autant de parties de guitares texturées et aussi peu de mélodies. La plupart de nos chansons sont basées sur une ligne de basse et un rythme de batterie, comme beaucoup de groupes de noise rock et de métal industriel qui partagent cette même sensibilité. Je pense notamment à Big Black et Godflesh. Le premier album de Korn a aussi beaucoup plus de points en commun avec ce son que les gens veulent bien l’admettre… Ce n’est pas considéré comme cool de le dire mais je te garantis que les riffs et les grooves de cet album ne dépailleraient pas sur un disque de Jesus Lizard.
Tu penses que le fait que la scène musicale de l'Oklahoma n'ait pas accepté Chat Pile à ses débuts vous a aidé à long terme ?
Je pense oui… Nous avons uniquement créé Chat Pile pour le fun. Je n’avais pas joué de musique depuis pas mal de temps et le bassiste et le batteur qui sont frères n’avaient plus de groupe après avoir splitté. On traînait ensemble et l’idée de Chat Pile a germé. Ce n’est pas qu’un torrent de haine était déversé contre nous à nos premiers shows locaux, c’est juste qu’il n’y avait personne dans le public ! Une salle nous a spécifiquement dit que nous n’étions pas les bienvenus et de ne plus jamais leur demander de jouer là-bas parce que notre musique ne correspondait pas du tout à leur vibe. On s’est donc foutu de leur gueule publiquement par la suite. Ce n’est pas avant la sortie du second EP et le fait que Fantano ait parlé de nous en ligne qu’on a commencé à nous écouter en dehors de l’Oklahoma. Cette reconnaissance a ensuite amené de plus en plus de monde à venir nous voir chez nous. On va jouer deux shows sold out à Oklahoma City pour cette tournée et j’en suis très heureux ! Si cette reconnaissance n’était jamais venue, nous aurions probablement continué à jouer devant quelques personnes jusqu’à ce qu’on splitte. C’est ce qui m’est arrivé dans un million de groupes différents. Ça a toujours été le cycle d’être dans un groupe selon moi. Tu traînes avec quelqu’un, tu écris de la musique, tu joues quelques shows et personne n’aime ce que tu fais. Et puis tu passes à autre chose…
C’est ce que j’ai fait pendant 20 ans. Nous n’avons pas commencé Chat Pile pour en faire notre activité à plein temps. Nous avions tous des boulots… Maintenant, ce groupe est ma vie entière. Je suis très chanceux et ça aurait été dingue de nous attendre à cette situation, surtout avec le genre de musique que l’on joue. Particulièrement aux USA où il n’y a pas de programmes gouvernementaux pour enrichir les arts comme dans certains pays. Je suis fier de ce que l’on propose mais il y a un niveau de chance indéniable pour réussir. Aucun de nous n’a de parents riches ou bossant pour des labels. Ma mère est toiletteuse pour chiens et mon père joue de la musique dans des bars… Je suis toujours en train de m’habituer à ce que quelqu’un s’intéresse à ma musique. C’est vraiment étrange, même si on reste un groupe de niche. Je suis constamment étonné qu’une personne en France veuille me parler de ça. C’est incroyable. C’est pour cela que je suis toujours partant pour faire une interview. Autant en profiter tant que ça dure !
J’ai l’impression que Chat Pile est le groupe parfait pour les shows qui proposent des groupes vraiment différents les uns des autres sur la même affiche. Histoire de dire aux gatekeepers d’aller se faire foutre. Tu es d’accord ?
Oh oui, absolument ! J’adore ce genre de show. En février, nous allons par exemple jouer avec Gouge Away et Nightosphere. En tant que fan de musique, je veux voir une variété de sons et d’ambiances. Le public n’est pas homogène et tu risques moins de t’ennuyer. C’est quelque chose de primordial lorsque l’on booke une tournée. Tu dois trouver des premières parties dont tu ne risques pas de te lasser ! Mon objectif est que le public soit là pour voir tous les groupes présents sur l’affiche et pas uniquement Chat Pile. Et puis si ça peut faire râler les gatekeepers, c’est encore mieux.
C’est parce qu’on vous a dit qu’on ne savait pas mosher que vous n’êtes jamais venu en France ou en Belgique ? Je tiens à dire que c’est une fake news.
Oh je n’en doute pas, je vous fais confiance ! Nous avons enfin un manager européen qui va aider à faire bouger les choses chez vous (ndlr : des dates viennent d'être annoncées). Il y aura une tournée européenne après le festival Roadburn. Mon père a vécu 5 ans à Paris dans les années 80 à faire la manche et jouer de la musique dans la rue. Il parle très bien le français et tente tant bien que mal de m’apprendre. Mais c’est tellement compliqué ! Je vais réviser avant de venir à Paris et de te croiser au concert...