Agoria
C’est un soir de juillet qu’il nous a été donné de rencontrer Agoria au détour d’une loge pour taper la discussion. « 20 minutes, pas plus hein », le Français avait visiblement envie de faire la fête et de se dégourdir les jambes après un set audacieux. Au final l’interview durera 50 minutes, et aucune des parties ne donnera l’impression de vouloir se quitter tant la discussion est animée et profondément pertinente. Entre une bouteille de vodka et quelques fruits bien mûrs, le Français se raconte et aborde les thèmes qui lui sont chers : une histoire de label, de rencontres, de choix, de militantisme et même de marathon. Une interview à 360 degrés qui consacre Agoria non seulement comme un des producteurs historiques de l’épopée électronique mais surtout comme un grand – même s’il est petit – homme : avide de découverte, versé dans la tolérance et la rigueur, jamais campé sur ses certitudes. Un amoureux de la techno en somme.
GMD : Pour parler d’entrée de jeu d’InFiné, on a vu que tu jouais un vinyl de Rone et on se demandait dans quelle mesure tu arrives à promouvoir sur ton label de « vrais » projets électroniques tout en t’y retrouvant financièrement ?
Agoria : On ne s’y retrouve pas. En vérité, il y a deux choses : premièrement, mon album aide à payer tout le reste. C’est une sorte de subvention artistique qui permet à tous les autres projets d’être viables. Je n’ai pas de problème avec ça, je pense que j’ai toujours été un peu un militant : j’ai créé un festival, j’ai toujours été empli de conviction et, en créant le label, ça ne m’a jamais dérangé de ne pas prendre de royalties et de réinvestir tous les bénéfices pour financer d’autres projets. Et de l’autre côté, on a créé quelques deals avec des boîtes de communication ou de publicité qui nous permettent de nous y retrouver, en plaçant nos artistes sur des projets un peu différents. Parce qu’il y a nous, mais il y a surtout ces artistes dont on est un peu responsables. C’est surtout ça qui est difficile, pas tant la survie du label mais surtout celle des artistes. Quand on fait une musique de club, c’est « simple » : tu fais danser des gens qui sont là pour s’amuser, sans te prendre la tête du « pourquoi ? » et où tu veux les amener. InFiné est là pour ça bien sur, mais pas seulement. On a aussi envie d’amener les gens vers des choses plus intimes, plus personnelles ou « avant-gardistes ». Des fois ça marche, des fois ça foire. On a un label qui est très éclaté : on vient de sortir un disque de flamenco, on va ensuite sortir un album totalement pop puis un album de krautrock puis derrière encore un truc de techno. Du moment qu’on aime, on se moque pas mal du style.
GMD : On imagine qu’un projet comme Arandel, ça doit être dur à défendre non ?
Agoria : Non, ce n’est pas dur à défendre, car tu as un véritable artiste avec un vrai projet. Il a fait tout l’album sur la même note (mi bémol) et uniquement avec des instruments organiques. A la limite, c’est super simple à promouvoir, t’as un vrai concept, une véritable idée.
GMD : Justement, quand va-t-on savoir qui est véritablement ce mec ? Au Sonar ils mixaient à deux, parfois on le présente seul. Est-ce qu’on peut attendre d’Arandel qu’il se révèle un jour ?
Agoria : Aujourd’hui, c’est un peu délicat parce qu’on est dans une culture de la communication à outrance. On oublie toute notion de transmission puisque peu importe ce que tu as envie de faire passer comme message, faut juste communiquer, envoyer des informations. On oublie toute la notion… je ne peux pas dire d’éducation parce que ça fait très professeur, mais de transmission. Tout est noyé dans la masse. Et Arandel va à l’encontre de ça. Ce n’est pas le premier artiste à garder l’anonymat. D’ailleurs, au début des années 90 l’anonymat était répandu dans la musique électronique. Je viens de cette culture où tu ne devais pas te mettre en avant, tu ne savais pas qui faisait les disques en white label, t’achetais des disques parce que tu connaissais le distributeur. C’était soit Submerge à Detroit ou Hardwax à Berlin. On ne savait même pas qui était le mec qui avait produit ça et on s’en foutait. On allait dans des soirées, des raves, sans savoir qui était le Dj, le lieu, si ça allait avoir lieu et même le genre de musique qu’on jouait là-bas. C’était une vraie culture de la curiosité, plus encore que celle de l’anonymat. Et je crois qu’Arandel, au-delà de sa volonté de ne pas se dévoiler, c’est surtout la curiosité qui l’anime.
GMD : Et avec ces changements, tu as senti un besoin de t’adapter ? Comment as-tu géré cette montée en puissance de l’entité Agoria ?
Agoria : Je m’adapte tous les jours, c’est évident. Si je n’avais pas de label, je m’adapterais beaucoup moins je pense. Le fait que je sois porte-drapeau d’une équipe me force à m’adapter constamment, ça fait partie du jeu. Je me montre beaucoup plus, je me rends à beaucoup plus d’interviews. C’est un peu nouveau pour moi, mais j’apprends et ça ne me déplaît pas. Je suis obligé de m’émanciper. Puis c’est une question d’époque, avec Facebook et Twitter t’es tout le temps là-dedans. Sur le long terme tu peux t’en passer, mais dans des économies de court-terme comme celle de mon label, ça devient indispensable. En tant qu’artiste, si tu gères ta petite personne ce n’est pas un souci de séparer les deux. C’est la difficulté : on vit à une époque de sprinters et on fait une musique de marathoniens. Donc forcément c’est délicat de joindre les deux. Après, le white label peut devenir un argument marketing. Les gens reviennent au old-school comme pour titiller les amateurs. Moi dans l’absolu ça ne me dérange pas, même si la spéculation sur la rareté prévisible d’un vinyl rend les gens fous sur des sites comme Discogs. Ce que j’adore, et ce qui me manque aujourd’hui, c’est la notion de désir. On a perdu l’idée de désirer un objet. Des semaines avant la sortie tu peux tout écouter sur différents canaux. C’est fini l’époque où on achetait des disques sous cellophane sans savoir ce qu’on allait écouter. Parfois on était dégouté d’avoir mis le prix dans un objet qu’on n’allait écouter qu’une seule fois. Cette excitation-là est révolue. Notre génération l’a perdue et la nouvelle fonctionne dans l’autre sens, à vouloir être le premier à télécharger un son sur un blog. Mais elle la consomme tellement vite qu’au final elle n’y gagne rien. On est arrivé à une forme de paroxysme, on ne peut plus aller plus loin dans cette culture de l’instantané et j’ai parfois l’impression qu’on est en train d’entamer un nouveau cycle, où on revient à des valeurs plus underground parce que les gens sont lassés. Et puis tu ne peux pas prendre les gens pour des dindons non plus : ce n’est pas parce que tu fais le pingouin et que t’es habillé comme un clown que ça fait de toi forcément un artiste. Ca peut marcher un moment, mais pas éternellement. Sur le long terme, les marathoniens gagnent – même si je ne suis pas sur que le terme « gagner » est adéquat. Aujourd’hui, tu peux te demander si les artistes savent vraiment pourquoi ils font de la musique : est-ce qu’ils veulent faire passer quelque chose ou entrer dans un cercle mercantile, d’entertainment ? La culture elle-même est biaisée par ça (les tops, les charts,…), et le danger, finalement, c’est que tout ce qui est sponsoring, ce qui finance essentiellement les labels et les artistes, se dirige vers ce qui est le plus visible. A ce moment là, les sprinters gagneront et les artistes perdront clairement. Et je me rends bien compte que quelque part je dois fonctionner avec ça : ne pas être un véritable sprinter mais garder ça en tête – courir le 400 mètres plutôt que le 100, quoi ! (rires)
GMD : Tu viens de réaliser une sélection mixée pour la Fabric. Ca représente quoi pour toi ? Une course de semi-fond ? Un passage obligé ? Une forme de respect total? Quelle a été ta liberté dans cet exercice ?
Agoria : Là, t’es clairement dans un truc de marathonien. En même temps, il ne faut pas être naïf, ils sont aussi dans une politique ou le but est de mélanger « différents types d’athlètes ». En ce qui concerne ma liberté, elle était totale. La Fabric, c’est ma famille, ça fait dix ans que je joue là-bas. C’est le premier club qui m’a accueilli en Angleterre pour jouer ma musique et ça faisait deux ans qu’on parlait de cette compilation mixée. Ils m’ont éduqué à pleins d’égards. Pour moi, c’est clairement un des meilleurs clubs du monde, en tous cas un des plus intéressants. En fait les mecs se moquent complètement des tendances, que les artistes aient des hauts ou des bas. Ils aiment ce que tu fais donc ils t’invitent deux ou trois fois par an, par intérêt pour ta musique. Quand ils ont des coups de cœur pour des artistes, ils les suivent, et ça, ça devient rare. Sinon, les mecs n’ont aucun droit de regard sur les sélections mixées qu’amènent les artistes – sauf Justice qui s’étaient fait jeter parce qu’ils avaient un peu pris les gens pour des cons avec un mix 100% entertainment.
GMD : Pour revenir à l’album, peux-tu nous éclairer sur la liaison que tu entretiens avec Detroit, notamment avec la présence de Carl Craig sur ton disque ? Quel était le message, toi qu’on assimile souvent au Carl Craig français ?
Agoria : Déjà, je te remercie pour cette analogie parce que c’est un artiste que j’admire. Ensuite, le lien, je crois qu’il était fait avant même ce morceau. Kevin Saunderson m’a demandé de remixer son « Big Fun », puis il m’a invité à Detroit. J’ai débarqué avec mon vinyl original que j’avais quand j’étais gamin, et il a ri parce qu’il ne connaissait pas cette version de la pochette. On a été voir son fils jouer au baseball… On est vite devenus amis. Après, Mad Mike m’a demandé de faire un remix sur Underground Resistance, donc comme tu vois tout a été très vite entre Detroit et moi. En même temps, c’est mon enfance musicale, j’achetais tous les vinyls en provenance de Chicago et Detroit sans exception. Ensuite, il y a eu la rencontre avec Carl Craig, à qui j’ai présenté Francesco Tristano (il a ensuite produit son disque et remixé un de ses titres). On s’est côtoyés, on a joué quelque fois ensemble et c’est de là qu’est née l’idée de faire un titre ensemble, « Speechless ». Mais bizarrement je pense qu’il n’y a pas eu de véritable coïncidence, que ce soit avec Mad Mike, Saunderson ou Carl Craig. On était faits pour se rencontrer et s’apprécier, du moins musicalement.
GMD : Parfois, on a l’impression qu’Agoria se perd un peu dans l’image du producteur électronique universel, alors que quand on tend l’oreille vers des titres comme « Panta Rei » ou « Grande Torino », on a cette impression que tu pourrais te dresser comme l’icône house ultime. Alors que sur disque tu cherches toujours à transcender ces formalités house ou techno pour aboutir à quelque chose de plus lointain, comment fais-tu pour ne pas te perdre (ce qui était d’ailleurs la seule critique qu’on ait pu faire à Impermanence) ?
Agoria : Je pense que les fans de « Code 1026 » ne vont peut-être pas se retrouver dans certains titres, mais en même temps c’est normal. Je connais très peu de grands albums de musique électronique, et ils sont tous très différents de ceux que je peux produire, très conceptuels : le Consumed de Plastikman, les Waveform Transmissions de Jeff Mills ou le dernier Caribou, par exemple. Ce sont des albums qui ont un seul style, et moi ce que j’aime en effet c’est le côté transversal, transgenre. J’aime tous les styles de musique, ça se voit dans mon label. J’essaie donc à chaque fois de faire un album homogène avec beaucoup de styles, même si ce n’est pas facile et que certains pourraient me taxer d’opportunisme. Le titre même de l’album – Impermanence – renseigne sur le fait que c’est une photographie à un moment donné, peut-être que dans trois ans je n’aurai plus du tout le même regard sur ma musique électronique. L’impermanence, comme disait le philosophe grec Héraclite, c’est le fait d’avoir les deux pieds dans l’eau et de se rendre compte que c’est toujours la même rivière mais jamais la même eau (ce qui se dit en grec « Panta Rei », il n’y pas de hasard). Tout change très vite, et je pense que le prochain album sera complètement différent. J’ai fait trois albums très éclectiques, et je pense que le prochain sera très homogène, uniforme, à l’image d’un album conceptuel. Ce sera une seule vision d’Agoria, et non plus l’Agoria « universel » dont vous parliez à juste titre.