KEN Mode
Loved
Jeff
On a beau être particulièrement fan d'un genre musical, il arrive qu'on puisse passer à côté d'un groupe qui l'incarne à merveille pendant des années. Et en matière de noise, les gars de KEN Mode ont quand même un sacré pédigrée à faire valoir, et des collaborations qui en imposent - rien que pour leur Success de 2015, ils avaient recruté Steve Albini tandis que Eugene Robinson (Oxbow) et Dylan Walker (Full of Hell) venaient pousser la chansonnette. Pour ceux qui auraient encore du mal à suivre, on dira que l'ADN du groupe canadien est composé à parts plus ou moins égales d'Unsane, de METZ et d'At The Drive-In. En quinze années d'activisme, les gars de Manitoba ont eu le temps de bien poncer leur formule, mais il faut en fait leur reconnaître une certaine capacité à déjouer l'immobilisme. Après un Entrench qui mettait vraiment en avant leurs racines hardcore, et un Success plus rachitique, Loved est une agression noise que l'on se prend littéralement en pleine gueule, incapable de fuir tant le groupe occupe le moindre centimètre carré d'espace libre. Mais ce qui fascine vraiment sur cet album, c'est la capacité du chanteur Jesse Matthewson à nous foutre la trouille avec ses beuglements incantatoires qui semblent tout droit sortis de la gorge d'un mec échappé de Shutter Island - un sentiment terrifiant accentué par la présence sur certains titres d'un saxophone qu'on croirait maltraité par Mats Gustafsson. Pour paraphraser Leonard Cohen: You want it darker, KEN Mode kill the flame.
Imperial Triumphant
Vile Luxury
Emile
Il y a beaucoup de groupes qui nous vendent la même merde depuis des années mais qui s'attachent à la présenter dans un emballage toujours renouvelé. On est surpris, on écoute, et on est déçu. Mais heureusement, pour contre-balancer cette indigne tendance, il existe des groupes comme Imperial Triumphant. Ne soyez pas trompés par la banalité de leur esthétique, que ce soit leur nom ou leur pochette, parce que la ville de New York a une nouvelle fois produit un poids lourd de la scène black. Mais peut-on encore appeler ça du black? Noyée dans du jazz et du math-core, leur musique a tout d'une version démoniaque du Pink Floyd d'Atom Heart Mother. Une batterie feutrée vient répondre aux instruments acoustiques qui perlent sur l'album, et la brisure rythmique permanente donne envie de headbanger en écoutant du putain de free jazz. Sur les huit longs titres qui composent Vile Luxury, aucune habitude ne s'installe et les sonorités explorées sont toujours plus vastes au fur et à mesure que passent les morceaux. Throatruiner, l'incroyable label de Laval, a réussi à signer un groupe capable de produire un metal à mi-chemin entre Soft Machine, Sunn O))) et Tom Waits. Pépite.
Infant Island
Infant Island
Jeff
Véritable place forte de la scène screamo avec des formations aussi influentes que Pg. 99 ou City of Caterpillar, la ville de Richmond en Virginie a une vraie réputation à défendre, et c'est aujourd'hui au tour des jeunes gars de Infant Island de placer leurs pions sur l'échiquier. Premier constat : si vous cherchez un groupe qui va tenter quelque chose de neuf ou en totale inadéquation avec les tendances, passez votre chemin. Par contre si vous aimez les chanteurs qui beuglent leurs angoisses existentielles comme si ils avaient une batte de baseball cloutée enfoncée dans le fion, si vous avez un gros faible pour les nappes de guitares post-rock/shoegaze plus épaisses qu'un roman d'heroic fantasy et si vous reconnaissez toute la valeur du concept de "bloc équipe" cher à Marc Wilmots, ce premier mini-album d'Infant Island devrait sans trop de soucis se ménager une jolie petite place dans vos playlists. Bien qu'extrêmement prévisible, voire peut-être un peu trop frileux par moments, le disque compense ces petites faiblesses par une capacité assez remarquable à maîtriser le chaos et choisir son moment pour passer à l'offensive. Bref, un groupe à suivre.
Shaidar Logoth
Chapter II : The Ritualist
Emile
Avec une pochette ressemblant à la couverture d'un bouquin sur les excisions bretonnes au 18e siècle et un nom qu'on dirait tout droit sorti des sectes païennes du nord de la Finlande, on avait de quoi s'attendre à un truc plutôt dark. Et à ce niveau-là, cette réédition de Shaidar Logoth est tout sauf décevante. Album aussi extraordinaire que passé complètement inaperçu il y a pourtant trois ans seulement, Chapter II : The Ritualist est une ballade messianique offerte à ceux qui creusent toujours plus profond dans l'âme humaine. Sorti sur cassette exclusivement, l'EP proposait alors un black metal plus troublant par son caractère occulte que par sa violence, pourtant inouïe. Foutrement répétitif et original dans le placement de la guitare, Shaidar Logoth se place dans une lignée de groupes comme Leviathan ou Blut Aus Nord. On peut remercier Sol y Nieve Records de nous refaire apprécier à la perfection un groupe qui a su tendre une corde entre les deux immenses piliers que sont la violence et la musique atmosphérique.
Birds in Row
We Already Lost The World
Alex
Avec toute l’estime que l’on peut avoir pour Birds in Row, la bienséance aurait voulu que nous accordions plus d’attention à leur retour discographique. Car ce n'est pas le talent qui manque chez les trois garçons de Laval qui continuent d’accroitre leur petite mais solide renommée notamment grâce à une énorme expérience scénique - cet été encore, ils tournaient aux USA en compagnie de Converge et Neurosis. Le seul groupe français du catalogue Deathwish Inc. garde sur ce troisième album la même ligne de conduite entrevue sur les précédentes sorties, et livre neuf titres d’un hardcore/screamo qui joue sur le fil du rasoir. L’écriture de Bart Balboa est toujours aussi sensible tout comme son chant est reconnaissable, capable autant de cris désespérés que d’envolées mélodiques. Ça joue à cœur ouvert (« We Count So We Don’t Have To Listen », « I Don’t Dance »), parfois sous tension (« Love is Political », « Remember Us Better Than We Are », « Triste Sire »), parfois de manière plus mesurée (« 15-38 », « We Vs Us », « Morning »). L’osmose entre musiciens se manifeste également à travers la production organique de leur fidèle collaborateur Amaury Sauvé, quatrième membre de l’ombre et par ailleurs frère du bassiste Quentin. On aimerait parfois voir le groupe davantage lâcher les chevaux et partir dans toujours plus de directions opposées tant on les sent capables d’arriver sans forcer à changer de visage. Qu’importe. Sans faire de vagues, avec l’énergie du désespoir et une détermination impressionnante, Birds In Row continue de s’imposer, toujours en toute indépendance, comme l’un des plus intéressants représentants européens du genre.
Trappist
Ancient Brewing Tactics
Jeff
Les formations qu'on a l'habitude d'évoquer dans ce dossier ne sont pas vraiment du genre à faire dans la gaudriole au moment de mettre en musique ce qui leur passe par la tête. Alors quand un groupe débarque avec un album à la seule et unique gloire des traditions brassicoles, et que celui-ci est signé sur Relapse Records, notre curiosité est titillée. On part avec un apriori d'autant plus positif que TRAPPIST est composé de types passés par Spazz, Infest ou -(16)-, et invite des membres de Iron Reagan et Pig Destroyer à se joindre à ce bon gros délire. Sur un disque dont la seule lecture du tracklisting permet de comprendre que les mecs sont autant là pour chanter les louanges des bières artisanales que pour taper sur les multinationales brassicoles ou les gens qui leur remplissent les poches, on a droit à un enchaînement extrêmement efficace de mandales hardcore / d-beat / crust dépassant très rarement les deux minutes d'agression houbloneuse. D'un bout à l'autre de Ancient Brewing Tactics, ça scande des refrains qui sont autant de mantras pour le groupe ("Fuck your world / Fill my glass" sur "Swignorant"), ça balance des vannes un peu lourdingues qu'on mettra sur l'abus de Rochefort 10 ("Wolves In The Taproom", vous l'avez?) et ça maîtrise autant son sujet que le second degré dans la manière de faire converger valeurs cardinales de la scène et zythologie (le single "No Soldier Left Behind" est un bon exemple). Sur ces bonnes paroles, qu'est-ce qu'on boit?
Bongripper
Terminal
Emile
A quel degré d'inventivité est-on quand la suite des noms de morceaux d'un album de metal forment un acrostiche se lisant « SLOW DEATH » ? Si on prend en compte le théorème selon lequel le carré de l'emballage qu'on fait pour un album est proportionnel à la longueur de la merde qu'on va trouver dedans (fameux théorème de Thalès...ou Petit Biscuit, je sais plus), ça sentait pas bon. Voilà qui n'aide pas à contrecarrer le côté souvent trompeur du doom, qu'une musique lente et violente est toujours plus facile à écouter et plus percutante que quelque chose de breaké et de très rapide. Bongripper sait y faire en matière de stoner-doom, c'est certain : les morceaux sont bien construits, ça joue plus que correctement, et l'intention n'est pas sans honnêteté. Mais qu'est-ce qu'on s'ennuie... Pas assez lent pour être expérimental, trop rythmé pour pouvoir apparaître comme du drone, Terminal est l'album typique du doom qui a été inventé il y a plus de dix ans, et joué par un groupe qui était bien plus inventif il y a dix ans. Une inéluctable pédale de fuzz qu'on a entendu un milliard de fois, des morceaux qui dropent pile poil quand on s'y attend, bref : Bongripper, allez les voir en concert, parce que ça défonce, mais n'achetez pas leur album.