Rap français et politique : pour que le combat continue.
Quand un rappeur évoque un sujet politique en France, cela doit obligatoirement donner lieu à une polémique. Alors imaginez un peu le résultat quand 20 rappeurs, en plein entre-deux tours d'une des élections les plus importantes de l'histoire récente du pays, s'unissent contre le parti politique Rassemblement National. Sur "No Pasaran", le producteur Kore et le directeur artistique Ramdane Touhami sont parvenus à réunir une belle brochette de rappeurs venant d'horizons très différents : ça va de Akhenaton à Kerchak en passant par Zola, Sofiane ou Demi Portion. Le seul mot d'ordre était l'union contre le RN. Cela ne s'est toutefois pas passé comme prévu, pour des raisons assez claires...
Sur les 10 minutes de "No Pasaran", Marine Le Pen et Marion Maréchal Le Pen sont traitées de putes par Alkpote et on est invité à baiser la mère de Jordan Bardella. Ces deux insultes agrémentées de quelques allusions à la drogue, aux armes et au sheitan seront le centre d'attention des médias français. Aucun d'entre eux n'a tenu à souligner la rime sur la fondation du FN de Relo, les excellents couplets de Nahir, d'Akh ou du trop rare Pit Baccardi. Non, les médias se sont permis d'isoler les parties moralement condamnables des rappeurs afin de discréditer le morceau sans jamais interroger qui que ce soit sur le fond. Pas un mot non plus au sujement du tristement fameux "Je partira pas", qui n'a pas semblé émouvoir la classe médiatique outre mesure. Personne n'a demandé aux représentants du RN pourquoi ils pensaient susciter tant de haine dans les quartiers populaires, ou s'ils avaient compris la déférence historique des acteurs de la culture urbaine à leur encontre - en même temps il faudrait déjà qu'ils existent sur les plateaux. Au lieu de cela, Gilles Bouleau et consorts ont fait exactement ce qu'un membre du RN aurait fait : pointer du doigt toutes les parties facilement punissables. Et il y a effectivement des choses à dire là-dessus.
Il est évident que ce morceau reprenant la forme du classique "11:30 contre les lois racistes" est plutôt mauvais. Ne nous laissons toutefois pas avoir par la nostalgie et constatons que c'était déjà le cas du titre de 1997 pour une simple et bonne raison : il est impossible de faire un bon protest song lorsqu'on réunit une quinzaine de rappeurs autour d'un sujet commun. La différence de niveau est trop flagrante entre les amateurs et les professionnels, et au niveau de la pertinence des propos également, certains visent plus ou moins juste. À ces deux problèmes communs à "No Pasaran" et "11:30 contre les lois racistes" s'ajoute un troisième gros bâton dans les roues des deux morceaux, mais qui est bien plus épais aujourd'hui : la pluralité des styles et des discours est trop déroutante, et perturbe forcément. En 1997, à une heure où le reggae se mélangeait aisément au rap, ce n'était peut-être pas trop étrange d'entendre Nob de Rootsneg balancer ses riddims en patois après un couplet plein d'érudition et de violence made by Fabe. En 2024, entendre le chant autotuné (et insipide) de Uzi précéder un couplet brutal (mais tout aussi inspide) de Ashe 22 sonne très bizarre. On pourrait se réjouir qu'une si noble cause les ait tous réunis, mais à qui cette réunion profite-t-elle vraiment ? Et en fait, de quelle cause parle-t-on précisément ?
Pour de nouveau faire le parallèle avec le morceau de 1997, ce dernier était initié par Jean-François Richet et Maître Madj d'Assassin pour s'opposer à des lois jugées racistes en France à l'époque. Celui de 2024 est là aussi initié par deux hommes, deux VRAIS acteurs de la musique populaire en France, mais le message lui est moins ciblé. On n'en veut pas à des lois spécifiques, mais à tout un parti politique qui est l'ennemi historique des rappeurs français. La dissonance est alors bien plus probable. Doit-on s'insurger contre les contrôles au faciès ou leur dire d'aller se faire enculer ? Doit-on appeler à la révolte par les urnes ou laisser parler la violence ? Une personne aurait dû superviser les couplets des rappeurs afin d'uniformiser le message, comme ce fut d'ailleurs le cas du morceau de 1997, sorti sur le label très politisé qu'était Cercle Rouge Productions.
Aussi, disons-le, ce morceau qui répond aux résultats des élections du 30 juin sort le 1er juillet ! L'urgence d'assembler un patchwork de couplets venant de rappeurs n'ayant que très peu en commun et n'ayant eu que très peu de temps pour peaufiner leur texte donne ce résultat très médiocre. Certains, comme Alkpote, n'ont manifestement pas vu l'intérêt d'alléger leur "violence artistique" alors qu'on devrait savoir depuis le temps que c'est celle-ci qui est utilisée par les membres de l'extrême droite française, prise hors de son contexte, puis réutilisée pour vendre de la peur et de la haine envers les français racisés à des personnes n'ayant jamais eu l'occasion d'en côtoyer. D'autres, comme RK ou Zed, bien que remplis de bonne volonté, se discréditent d'entrée en avouant ne pas s'y connaître en politique avant de poursuivre leur diatribe. A côté de cela, les "bons élèves" Akhenaton, Relo, Pit Baccardi et surtout Nahir ont honoré l'invitation avec sérieux, faisant preuve d'érudition et d'inventivité... Tout ça pour être accusé d'incitation au viol et à la violence à cause de Alkpote et de Kerchak ?
Que retenir de ce "No pasaran" finalement ? Que cette polémique donne sans doute raison aux rappeurs qui préfèrent éviter d'aborder des sujets politiques dans leur musique et se contentent d'actions sur le terrain et de messages engagés sur leurs réseaux sociaux. Pour remettre au goût du jour la rime de Youssoupha, tout comme le rock, le rap a lui aussi perdu ses couilles et fait désormais passer le succès populaire devant le discours politique. Par extension, cela montre de nouveau l'impact qu'a l'extrême droite sur le paysage médiatique français, puisque leur nouveau visage lissé leur permet de se placer en victimes dès qu'une insulte est proférée à leur encontre. La violence bien réelle du racisme lié à l'extrême-droite française se normalise tandis qu'un « nique ta mère » devient une incitation au viol. Tout cela nous rappelle les bons mots de la rappeuse Casey dans une interview pour Yard en 2020.
Le RN est parvenu à anesthésier une grande partie des rappeurs français à coup de paternalisme post-colonial abject. Ce "No Pasaran" aura été un signe de résistance très vite disqualifié par la nouvelle intelligentsia du pays, mais une forme de résistance subsiste toujours dans le rap, de manière plus protéiforme. Ce mercredi 3 juillet notamment, se sont tenus, sur la place de la République à Paris, des concerts et des prises de paroles "pour un front démocratique contre l'extrême-droite" à l'initiative du média Grünt. Les mots et les images puissants de cette soirée (on pense notamment à Prince Waly brandissant le drapeau tricolore pour que toutes et tous se l'approprient) auront, on l'espère, un impact sur les élections législatives. Aussi limité soit-il, celui-ci a au moins le mérite d'exister et de nous rappeler que même blessé, même anesthésié, le rap français ne s'avouera pas vaincu. Le combat continue.