À la fois aubaine et business, l’exercice de la réédition du classique (avéré ou qui s’ignore) et de l’excavation de vieilleries disparues du circuit implique chez l’auditeur un peu curieux une occupation assez conséquente du temps de cerveau disponible. Histoire de vous aider à y voir un peu plus clair dans cette jungle, GMD a lancé In Dust We Trust, sélection vaguement trimestrielle de ce qui a mobilisé notre temps de cerveau.
Takashi Kokubo
Get at the wave
Qui peut s'asseoir à la table de Takashi Kokubo et lui dire "j'ai une carrière plus atypique que la tienne" ? A priori pas grand monde : outre une collection à rallonge de disques à tendance new age, le compositeur japonais a à son actif la composition des jingles de terminaux de paiement par carte bancaire japonais, ou plus surprenant encore, de l'alarme censée prévenir le territoire nippon de l'arrivée d'un tremblement de terre. Tout aussi étonnant, l'objet qui nous intéresse a lui aussi sa petite histoire puisque, à sa parution en 1987, le disque était offert pour tout achat... d'un climatiseur Sanyo. Une bonne manière de rappeler à quel point l'ambient était omniprésent dans la vie des Japonais, ce qui explique ce passif absolument vertigineux et cette frénésie de rééditions dont on ne voit pas le bout, et dans laquelle il faut parfois séparer le bon grain de l'ivraie. Cependant, pas de tri à faire du côté de Get at the wave, puisqu'on est face à un album qui a plutôt bien vieilli, ou en tout cas qui garde pour lui un charme délicieusement rétro : rien ne semble tout à fait authentique dans cette ambiance de plage en plastique, dans ce disque dans lequel les enregistrements d'oiseaux tropicaux et de roulements de vagues viennent se superposer sur une cascade de nappes générées par des synthétiseurs vintage. Et si tout ici sonne résolument faux, tout le côté cheesy de ce disque est merveilleusement rattrapé par cette orchestration digitale qui nous rappelle au bon souvenir de l'Aquatic Ambiance de Donkey Kong Country, ou des économiseurs d'écran des CD de démo de la première Playstation. Un beau disque d'ambient donc, qui mérite d'être joué au même volume que le reste de vos appareils ménagers. (Aurélien)
En 2021, Light in the Attic entamait une campagne de rééditions en hommage à Nancy Sinatra, égérie country-pop (une Taylor Swift avant l’heure) dont l’œuvre reste encore trop confidentielle dans nos contrées, à l’exception des hits, tarantinesque pour l’un et émancipateur pour l’autre, « Bang Bang (My Baby Shot Me Down) » et « These Boots Are Made For Walkin’ ». La première sortie fut une compilation de ses plus grands titres, suivie de rééditions de ses albums les plus emblématiques. Afin de boucler la boucle de la plus éclatante des manières, la fin 2023 aura été l’occasion pour le label américain de sortir une nouvelle compilation, composée cette fois de faces B, pistes inédites et autres raretés. Outre le plaisir toujours renouvelé d’entendre la voix sensuelle de Nancy Sinatra, les arrangements méticuleux de son compagnon de route Lee Hazlewood ou la précision chirurgicale du Wrecking Crew, il faut y voir là une volonté de démontrer que la valeur réelle des plus grands artistes ne se loge pas que dans ce qui arrive jusqu’à nos oreilles par la grâce des charts, mais aussi dans ces titres à la trajectoire moins évidente et mis de côté pour des raisons parfois obscures –il suffit d’entendre une face B du calibre de « The City Never Sleeps at Night » ou la reprise du « Ain’t No Sunshine » de Bill Withers pour se demander si le manager de Nany Sinatra était un incapable ou si il avait juste l’embarras du choix. On penche quand même pour la seconde option. (Jeff)
The City Never Sleeps At Night
Various Artists
Nippon Acid Folk (1970-1980)
Un peu partout dans le monde, mais notamment au Japon, la musique psychédélique est structurellement et intimement une musique d’après-guerre. Une fois passé une douloureuse décennie de reconstruction, la jeunesse japonaise née après Hiroshima est en proie avec le dilemme de la tradition. Dans une génération séduite par les pensées marxistes et de plus en plus opposée à l’autoritarisme d’une société qui était alliée à l’Allemagne nazie, il s’agit de construire des symboles artistiques capables de rupture. C’est ce qui se passe en 1969 avec les disques de Haruomi Hosono, Apryl Fool et Happy End, premiers albums d’acid folk en langue japonaise. La décennie à venir est celle d’une digestion de tout un pan de la culture occidentale. Cette compilation de Time Capsule Records propose un regroupement particulier homogène de huit titres mêlant les influences de la folk états-unienne et des arrangements de multiples influences. De l’hispanique morceau de Ken Narita sur la « galactic railroad » au titre « Beautiful Song » de Hiroki Tamaki, on entend la vague d’une musique psychédélique déjà très progressive, souvent avec une harmonisation très riche et un jeu particulièrement classique à la guitare. On y ressent les débuts d’une digitalisation très japonaise de la pop, et qui subsistera jusqu’à aujourd’hui, comme on y comprend le besoin d’un autre psychédélisme, utilisé principalement comme une référence sonore exogène dans des compositions encore pensées comme des chansons. (Émile)
Hiroki Tamaki - Beautiful Song
Rahsaan Roland Kirk
Live In Paris (1970)
Pour beaucoup, Rahsaan Roland Kirk, c’est simplement ce type chelou qui joue avec trois saxophones en même temps dans la bouche. Un peu l’équivalent des concours de hot-dogs pour les seventies, non ? Au-delà du plaisir qu’on aura à le découvrir uniquement à l’audio, donc dans toute sa complexité et loin des performances, Transversales Disques a aussi eu le bon goût de ressortir d’une manière absolument impeccable cet enregistrement de son live de 1970 à la Maison de la Radio. À ce moment-là, Kirk a trente-cinq ans, il est au sommet de sa carrière et s’apprête à sortir le très expérimental mais aussi très important Rahsaan Rahsaan. De ce disque, on retrouve d’ailleurs l’incroyable morceau d’ouverture, « Sweet fire ». Quinze superbes minutes d’un cool jazz dissonant et en pleine maîtrise d’une montée en puissance. Les autres titres sont des réinterprétations de compositions plus anciennes, puisque l’étonnant « The Inflated Tear » a déjà deux ans, et que d’autres morceaux comme « Three For The Festival » datent du début des années 1960. C’est l’occasion de voir la façon dont sa musique, en compagnie de son groupe le Vibration Society, a évolué en quelques années seulement ; c’est le cas pour ce dernier morceau cité, dans lequel le solo de flûte est remplacé par de littérales vocalises au saxophone, et dont le rythme est augmenté jusqu’à l’excès. (Émile)
The Inflated Tear (live)
Agustin Pereyra Lucena
Agustin Pereyra Lucena
On imagine bien la scène : le guitariste Jorge Demonte, dans la fleur de l’âge, écume les cafés de Buenos Aires au début de cette année 1970. Il tombe sur un type qui joue au fond d’un vieux nightclub : soit c’est le talent, soit c’est l’alcool, mais il a comme une petite lumière qui se dégage tout autour de lui. Il l’accoste, et quelques semaines seulement après, Agustin Pereyra Lucena, alors âgé de 22 ans, se retrouve en studio pour enregistrer son premier album, éponyme. Entre les gros classiques que sont « Berimbau » ou « Canto Da Ossanha », il met tout en place pour que des libertés soient prises. Il faut dire que le groupe se monte un peu comme ça vient, avec des copains argentins qui partagent son amour de la musique brésilienne, et une amie prof de français qu’il a rencontré à Buenos Aires, et dont c’est la première fois en studio – on a du mal à y croire tellement leur association sur « Tristeza De Nos Dois » fout les miquettes. Guerssen Records avait déjà fait un gros boulot sur Agustin Pereyra Lucena dans les années 2000, mais Far Out Recordings se paie le luxe de passer directement de la cassette originale au vinyle, pour continuer le beau projet déjà entamé en 2021 avec la réédition de La Rana du Agustin Pereyra Lucena Quartet. (Émile)