Dossier

Digestion Lente #16 : André 3000 - New Blue Sun

par Aurélien, le 15 janvier 2024

Face à une actualité dictée par la frénésie de nos timelines et les avis définitifs de moins de 140 caractères, Digestion lente prend une bonne dose de recul et revient plusieurs mois après leur sortie sur ces disques qui ont fait l'actualité (ou pas).

Si vous n’aviez pas la conviction que tout était possible dans la vie, celle d’André Benjamin devrait vous convaincre du contraire. Né à Atlanta à une époque où le public ne jure que par le Queens ou Compton, le bougre fait ses premières armes avec son compère Big Boi et travaille d’arrache-pied pour placer The ATL sur la carte du rap jeu. C'est chose faite : celui qui s’est fait sous le sobriquet ridicule d’André 3000 est aujourd’hui tout en haut de la chaîne alimentaire des découpeurs, au point que le moindre rookie un peu en vue revendique son influence. Et depuis ? Et bien plus grand-chose, merci pour lui. Le superhéros qu’il était a entamé une baisse d’activité après la séparation d’OutKast en 2006, et une brève reformation le temps d’une poignée de concerts en 2014 n’aura fait que confirmer qu’ils n’avaient plus rien à dire ensemble. Si la flamme de la passion est intacte, la vie a repris ses droits : l’homme est désormais son propre parent, essuie inévitablement des baisses de moral inhérentes à son statut d’ex-superstar, s’interroge sur son devenir. S’il tutoie encore des sommets de grandeurs sur ses rares apparitions sur un morceau de rap (qui s’est totalement remis de son couplet sur "Life of the party" ?), l’homme semble plutôt soucieux de s’exprimer à un endroit où il n’a pas encore eu le loisir d’avoir son mot à dire, car le cœur n’est plus tout à fait là où il était il y a deux décades.

L’espoir est pourtant revenu il y a quelques mois, quand son pote Killer Mike annonçait au monde entier qu’un album d’André 3000 était prêt à sortir. Promesse tenue puisqu'un beau matin de novembre, il est arrivé après presque vingt années d’attente. Sauf que voilà, une autre passion a supplanté le rap dans la vie d’André Benjamin : celle pour les instruments à vent avec lesquels il se plait à improviser dans tout un tas d’endroits saugrenus – quelques stories Insta sont là pour en témoigner. Une reconversion en Shabaka Hutchings du Dirty South en quelque sorte. Citer le poumon d’or du nouveau jazz londonien n’est d’ailleurs pas anodin à ce stade de la chronique : comme l’a promis André 3000, New Blue Sun n’est pas un disque de rap, mais un disque instrumental dans la pure continuité des récents travaux de l'Anglais. Ce n’est pas tout à fait un "disque de flute" à proprement parler – comprendre par là un truc susceptible de s’acheter entre Le chant des baleines et Bruits du cosmos dans le rayon CD de Nature & Découvertes. Non, l’inspiration serait plutôt à chercher du côté du jazz, de l’ambient et de la musique new age. Et sans dire que ça nous surprend venant de lui (rappelons qu’il reprenait déjà "My favorite things" de John Coltrane à la sauce drill’n’bass sur The Love Below en 2002), cette proposition qui n’exclut aucunement le plantage mérite au moins une bonne digestion lente pour analyser les perspectives qu’ouvre un tel album pour son géniteur et son public.

Car André Benjamin est conscient qu’on ne peut pas être et avoir été – certains rappeurs devraient en prendre de la graine d’ailleurs. Et, pour assouvir ses envies d’ailleurs, il lui est imposé de quitter sa zone de confort : se replacer dans la peau d’un débutant, s’entraîner inlassablement, mais aussi changer son entourage habituel pour aller chercher des têtes plus à même de l’accompagner dans cette nouvelle mue. Le grand gagnant de l’équation est Carlos Nino, percussionniste et surtout producteur émérite qui se charge de la mise en boîte (easter egg : Dédé Troimille se cachait déjà sur ses récents disques). Un type plutôt pas manchot donc, avec un carnet d’adresses épais vu qu’il a mis ses talents au service du gratin du jazz et de la musique électronique, en plus d’avoir offert quelques disques de bonne facture à la structure International Anthem. Côté collaborateurs, on retrouve aussi un certain Nate Mercereau, touche-à-tout qui permet au musicien d’apprendre et de comprendre les ressorts de cette musique dans laquelle rien n’est aussi beau que lorsque la spontanéité est à son firmament.

Le résultat de cette association, c’est un disque qui s’étale sur huit titres pour une heure trente de musique. Autant le dire tout de suite, sans élitisme aucun : New Blue Sun n’est pas pour tout le monde, et il ne cherche pas à prendre par la main l’auditeur·rice habitué au format rap. Les pistes se méritent, prennent leur temps pour s’installer, et s’épargnent bien souvent des motifs pour privilégier une apesanteur toute en nappes. L’objectif est clair : créer des respirations, et mettre un peu l’égo de côté pour offrir une thérapie collective. On peut y voir un marqueur de notre époque trouble; on constate d'ailleurs un renouveau de la scène new age, qui puise dans un passif généreux sans oublier de tendre la main à des musiques plus abstraites, ambient ou néo-classique en tête. On peut aussi y voir un marqueur plus personnel pour André 3000 qui, après avoir trouvé cinquante nuances de se la péter sur une prod à 80 BPM, semble davantage soucieux d’offrir à sa musique une spiritualité qu’elle n’avait encore jamais eue.

Alors non, New Blue Sun n’est pas parfait. S’il est joliment encadré par des types qui ont déjà fait leurs preuves, ils font le choix très intelligent de laisser André 3000 faire des erreurs. Comme pour le laisser ouvrir la page du jazz comme il a ouvert celle du rap en 1995 : en plantant des graines. En faisant le pari des pistes flirtant avec le quart d’heure, André 3000 nous rappelle que son jeu de flute n’est pas encore au niveau de ses flows, ou donne l’impression de ne pas toujours réussir à exister sur sa propre musique. Et pour cause : il marche sans doute trop dans les traces de ses collaborateurs directs. Mais si l’argument massue du "personne n'aurait jamais écouté ce disque s’il ne provenait pas d’une légende pareille" n’est pas faux, l’amour qu’on porte à Dédé nous oblige à voir les choses autrement : vu la paix intérieure à laquelle aspirent l'auteur et son public, celles et ceux qui ne seraient pas déçus par la forme que prend ce retour aux affaires pourraient bien se voir ouvrir les portes d'un monde nouveau.

Car les classiques qui gravitent autour de l'album sont légion : les envolées stellaires de Sun Ra sur "Landiquity", le jeu envoutant de Yusef Lateef sur "Eastern Sounds", l’ambient de Hiroshi Yoshimura sur "Music for nine post cards" ou, pour citer des choses plus récentes, les formidables Space 1.8 de Nala Sinephro, le Promises de Floating Points & Pharoah Sanders ou (encore lui) le Afrikan Culture de Shabaka Hutchings. Tous ces disques partagent d’immenses points communs avec l’ADN de New Blue Sun : ils s’efforcent de dire beaucoup avec très peu, et d’étirer le temps autant que possible. S’il y a fort à parier que ce premier effort ne marquera pas l’histoire du jazz, il n’en demeure pas moins un disque attachant, plein de défauts certes, mais avec suffisamment de très beaux moments pour qu’on ne puisse pas croire en la suite. Surtout que, très franchement, même la hype boursouflée n’aura pas eu tout à fait raison des grandes qualités de ce énième contrepied dans la carrière d’André 3000. Et s’il manque à New Blue Sun encore un peu de personnalité, il ne manque certainement pas d’âme ni de sincérité, et encore moins d’audace.