Owen Pallett
Volksbühne (Berlin), le 25 mai 2014
Il arrive que ce soit surtout la première partie qui vous attire à un concert. C’était le cas pour moi ce dimanche, où Xiu Xiu jouait en ouverture d’Owen Pallett dans la salle principale, inconnue jusqu’alors, de la Volksbühne de Berlin. L’espace, très chic, est tellement bondé de hipsters de tous bords et de tous poils que ça en paraît caricatural : je me demande un instant si je suis à un congrès sur les accessoires de l’ironie postmoderne avant de me dire que, en un sens, ce serait une bonne définition de la ville. Et d’un live de Xiu Xiu, comme je ne vais pas tarder à le comprendre.
Accompagné d’Angelo Seo, Jamie Stewart débarque sur scène sac au dos, rappelant les plus belles heures de Mathieu Valbuena. Il n’est pas inutile de préciser que la Volksbühne est avant tout un théâtre : le public est installé confortablement dans des sièges capitonnés et cette disposition oriente directement les concerts qu’accueille parfois l’endroit. Personnellement, il m’arrive d’éprouver des difficultés à adhérer au théâtre contemporain (on pourrait avoir l’impression que je digresse, là, mais tout va s’éclairer, vous allez voir) : à la fin de l’année dernière, j’ai assisté à une représentation de Dopo la battaglia de Pippo Delbono, et je me suis senti honteux de ne pas être transporté par le même enthousiasme que les autres membres du public, qui applaudissaient à tout rompre. De cette pièce, je garde notamment le souvenir d’un long moment durant lequel un trisomique obèse et chauve avait dansé vêtu uniquement d’un pantalon de pyjama et d’un masque de Picsou, et d’une autre scène où six ou sept acteurs mimaient une forme de folie hystérique, jetant des pierres au sol, se roulant à terre et faisant des bras d’honneur au public. Dans mon encyclopédie personnelle limitée, ça faisait surtout écho au théâtre ridicule parodié dans Astérix et le chaudron. Et puis, je me suis dit que, étrangement, j’aurais été plus réceptif à ces bizarreries gratuites si elles apparaissaient dans un clip de Die Antwoord.
Cette comparaison avec le duo sud-africain m’est revenue devant Xiu Xiu : Jamie Stewart et Angela Seo, sur scène, font à peu de choses près ce qu’on pourrait attendre de Ninja et Yo-Landi Vi$$er si ces derniers avaient fait un master en arts dramatiques à l’Université du Cap au lieu de passer leur temps à collectionner les déguisements de branques et à couper leur porridge matinal à la cocaïne. Le cocktail aussi objectivement dégueulasse qu’enivrant de musique de fête foraine saupoudrée de paroles débiles proférées dans un anglais hasardeux laisse ici la place à des harmonies qui cherchent délibérément le point de rupture avec le public : tout au long de leur prestation, les deux membres de Xiu Xiu n’arrêtent pas de rappeler qu’ils peuvent être de très bons musiciens, avant de le nier dans le geste qui suit. À la fin de “Stupid in the Dark”, par exemple, les martèlements que Seo inflige à sa batterie suscitent les applaudissements nourris d’un public prêt à jouer le jeu, mais Stewart s’amuse à briser ces élans d’enthousiasme en allongeant le temps de battement entre les morceaux pour mieux faire retomber l’intensité naissante. Le frontman se plaît également à engager une sorte de comique de répétition théâtral, en prenant systématiquement le temps, lors de ces pauses, d’aller porter ses lèvres à la petite tasse qu’il garde sur le côté de la scène, en exagérant un maniérisme qui jure avec la violence des titres joués. Tout, dans le concert de Xiu Xiu, est de l’ordre du jeu avec la limite et sur les nerfs : Stewart multiplie les distorsions et les différents types de cris, se rendant insupportable tantôt par le volume qu’il donne à ses éructations tantôt par d’étranges bruits de robot (comme à la fin de “Black Dick”, titre difficilement écoutable qui s’était déjà signalé par son clip NSFW, où il rappelle très nettement cette pièce de théâtre amateur que Barney Stinson fait subir à ses amis dans How I Met Your Mother).
Si la performance tourne un peu en rond au bout de quelques titres, elle a le mérite de donner à réfléchir. On se souvient que The Knife a récemment profité de sa tournée pour donner à voir de la danse contemporaine, Xiu Xiu s’amuse pour sa part à reposer en creux la question (qui est celle, peut-être éculée, de l’art contemporain) du statut-même de ce qu’il est en train de produire. Et au moment où je me prends à regarder ma montre, le duo entame, en guise de conclusion, une version impeccable de “I Luv the Valley OH”, sans doute son meilleur titre, où Stewart rappelle, juste comme ça, pour le plaisir, qu’il est tout à fait capable de placer justement sa voix et d’écrire d’excellents morceaux. Avant de quitter la scène, celui qui s’est comporté comme le personnage survolté des Tutos de Jérôme pendant quarante-cinq minutes tient encore à remercier, en gentleman, le public pour son accueil et son attention. Fin de partie.
Membre à part quasi-entière d’Arcade Fire, Owen Pallett prend alors le relai. L’Ontarien est de ces artistes dont personne ne songerait à discuter la légitimité : violoniste virtuose et créateur compulsif, il s’est fait une réputation en solo avec le projet Final Fantasy, aujourd’hui réinventé sous le vrai nom du musicien. C’est lui, bien plus que ses amis de Xiu Xiu, qui est la star de la soirée, présent pour dévoiler au public la façon dont son tout récent In Conflict sonne sur scène. Après le déroutant lever de rideau que l’on sait, l’indie-pop d’Owen Pallett se révèle nettement plus simple à appréhender. Trop simple, même, et peut-être lisse, en réalité, par contraste avec le foutoir harmonique de Xiu Xiu. S’ouvrant sur “Midnight Directives”, titre liminaire de Heartland, le concert de Pallett se présente comme un exemple d’orchestration précise. Dès le premier morceau, l’ensemble est dominé par une logique du contrepoint qui donne aux compositions un caractère baroque. La voix de Pallett s’articule idéalement à chacun des titres, mais, très rapidement, elle en vient à me rappeler celle de Tom Chaplin, le chanteur des sirupeux Keane. J’essaie en vain de me détacher de cette impression, pour finir par admettre que, tout en reconnaissant la qualité du travail de Pallett, je dois avouer que ça ne me plaît pas vraiment, que je n’accroche pas.
Les morceaux s’enchaînent ; sur le côté de la salle, un jeune homme s’est mis, depuis le début du concert, à danser comme une diva, seul, exagérant chacun de ses gestes pour dire à quel point il profite de la musique et à quel point il est au-dessus de ce public convenu incapable de la goûter à sa juste valeur ; public vers lequel, paradoxalement, il ne cesse de jeter des regards inquiets, semblant chercher soit de la reconnaissance soit à provoquer de l’indignation, mais ne récoltant que de l’indifférence. Ça a un côté assez triste. Sur scène, Pallett continue à égrener ses morceaux, piochant allègrement dans ses premières compos, et je pense à Beirut, dont il est l’un des collaborateurs privilégiés et qui, en concert, m’avait donné la même impression qu’une trop grande maîtrise provoquait de la lassitude. Les titres sont ciselés, mais je m’ennuie. Plus dépouillé, le titre “The Passions”, censé constituer le point d’orgue d’In Conflict peine à convaincre, malgré ses paroles efficaces : “As we try to get it on in bed/ you've given me your home and head/ You put on The Queen is Dead/ But I just want to talk instead/ Compassion, compassion”. Après deux rappels (où l’excellent “Lewis Takes Off His Shirt” me fait sortir de ma torpeur) et une heure trente de concert, Pallett clôt son set sur une standing ovation. En rentrant chez moi, j’essaie d’ordonner les éléments qui me permettront de donner du sens aux deux prestations et de les articuler. Puis j’allume mon ordinateur et les titres des journaux en ligne me persuadent une nouvelle fois que c’est un drôle de monde, mais que je ne suis pas certain qu’il me fasse rire. Ça ne va pas être simple de trouver le sommeil.