These New Puritans
Barcelone, le 24 novembre 2013
Après avoir senti une main lourdaude étrangère secouer son épaule alors qu'on finissait d'avaler les dernières gorgées tièdes d'une misérable bière de plastique, on fixe rapidement son point de vision sur le perturbateur pour trouver devant soi un homme en uniforme à l'insigne du trou-à-pisse dans lequel s'est passé l'événement. Le bougre articule quelques mots indiquant la sortie, on s'enorgueillit d'être plus malin que lui, de penser que ses capacités computatives ne dépassent pas celles d'une moule de Zélande pêchée hors saison mais on finit quand même par n'opposer aucune résistance et tourner les talons en exposant ses fesses aux risques d'un contact brutal avec un pied lourdaud et étranger. Dehors ! L'ordre est répétée ad libitum. Alors on marche, on quitte la salle et son vigile qui vaque sans prendre le temps de réfléchir à l'idiosyncrasie étrange de son métier (mettre dehors ceux qui font vivre le dedans) et on se retrouve dans la rue. Il fait froid, la ville se meurt et on se pose la légitime question : pourquoi aller au concert ? Y a-t-il la moindre raison justifiant cette action, ce moment ?
D'abord considérer tout ce qui entoure ce qu'on est venu voir. La foule clairsemée, habillée pour se montrer mais incapable de montrer le moindre enthousiasme, toute faite de trouille infâme de pansement anesthésiant, vide de réaction sauf quand il s'agit de battre des mâchoires pour faire des commentaires sur les prochaines courses de Noël ou les bénéfices du régime sans gluten. Trop de trouillardise pour chanter, danser voire se mettre à genoux et remercier le ciel pour ce qui nous est donné de voir dans nos vies insignifiantes de tas de boue vaguement moteurs. Et l'architecture du lieu, abandonnée pour ne plus avoir qu'un fatras de bouts de béton et de ferraille oxydée jusqu'à la moelle, environnement qui ne peut donner qu'un son dégueulasse même pas digne de rien et qui s'arrange tardivement grâce à tout le boulot des ingés son alors que le concert est déjà fini, la scène est déjà vide, les coulisses pleines. Même pas le temps d'applaudir à tout rompre la performance liturgique dont on vient d'être le témoin privilégié puisque les enceintes crachent déjà de la mauvaise soupe et que de toute façon personne ne sait plus ce que ça veut dire. Un chef app' de la vallée du silicium a-t-il déjà pensé à inventer une aide digitale à l'applaudissement ? Un truc simple avec une petite icône où on verrait deux mains l'une contre l'autre. Parce que ce serait bien utile pour une génération dont le dérangement cérébral est tel que la réalité doit absolument passer un œil électronique et une lame miroitante avant d'être observée. La même génération épileptique qui se saigne pour enrichir les trusts transnationaux de l'événementiel, quand elle n'est pas prête à vendre son âme pour écouter The Reflektors, alors qu'il y a dix ans ses comptes Caramail crachaient des pétitions contre Clear Channel, "le bras armé de George Bush".
Ensuite, s'intéresser à l'ensemble des musiciens qui jouent en direct. Le concept même n'est-il pas devenu parfaitement inutile depuis l'invention de l'enregistrement sonore ? Une justification peut se trouver dans le cas du jazz qui ne vit que dans l'improvisation et, par conséquent, au-delà de la fixation, peut-être aussi pour le classique parce que c'est en général criminellement mal enregistré. Mais dans le cas de la musique pop, qui doit toute son existence au travail de studio et au développement de la table de mixage, c'est nul et non avenu. Heureux ceux qui croient sans avoir vu. Qu'est-ce que le sens de la vue peut ajouter si ce n'est de la confusion, de la distraction. Et pourtant... Il doit bien y avoir quelque chose dans l'expérience sensorielle du concert (le mot seul est magnifique) qui nous apaise, qui nous grandisse, qui irrémédiablement nous appelle. D'où nous vient ce "vouloir foncier" ? Un reflet. Le reflet qui nous oblige à reconnaître que même quand la musique est portée au rang d'art, quand elle atteint une organisation subtile des sons pour former un plan d'accès à la vérité, elle vient simplement d'un homme. Un homme comme nous et dans le cas de These New Puritans d'un petit gars d'une vingtaine d'années fin comme un roseau. Une lame de matière organique en attente de son inéluctable décomposition mais animée par quelque chose qui dépasse les imaginations les plus fertiles. Sobre et vigilant. Peu de mots en dehors de ce qu'il chante, aucune démonstration de sensibilité extérieure à son œuvre. Il est concentré, il veille et protège ses pairs, ceux qui contribuent à l'édification d'une musique qui redresse l'esprit : Elisa Rodrigues creuse de sa voix des cryptes romanes, Thomas Hein tapisse par des manipulations exotériques des champs d'électromagnétisme, George Barnett détend sur les fûts ses bras comme des arcs, une troupe anonyme et discrète sonnent les cors. Depuis "Spiral" jusqu'à "Orion" en passant par "V (Island Song)", la totalité de Field of Reeds avec quelques touches de Hidden, c'est l'unisson des membres du groupe dans un flux aérien d'ondes mystagogiques. Comme des senteurs éveillantes qui font comprendre pourquoi on souhaite se mettre face à un frère en humanité : pour y retrouver sa propre image de faiblesse et se convaincre que celle-ci peut être illuminée par la grâce. Mais cela ne dure qu'un instant et il faut s'y accrocher de toutes ses forces. Les dernières notes s'éteignent, quelques remerciements sont prononcés par Jack Barnett dans l'ombre depuis laquelle il venait de faire jaillir la lumière et puis c'était tout. Il fallait bien cela pour survivre au reste.