The Libertines
British Summer Time Hyde Park, le 5 juillet 2014
Ce 5 juillet 2014, la Belgique affrontait l’Argentine en quart de finale. Comme une partie de la rédaction de GMD traînait dans la capitale anglaise, il fallut trouver un pub qui diffusait le match, ou plus simplement, trouver un pub. C’est en vidant d’un trait notre pinte de Stella Artois, aimablement griffée « Belgian Beer », que l’on repoussa notre rancœur pour traverser la rue et se rendre au cœur de Hyde Park où de nombreux britanniques nous ont consolés de leur compassion Where do you come from ? Oh Belgium mate, shit you lost right ? I'm so sorry we were hoping for you to win, your team was good. Hyde Park se bousculait, non pas d’une masse de footeux, mais d’une jeunesse fébrile et de trentenaires nostalgiques. Le Ballon n’avait plus d’importance puisque, ce soir, les successeurs de la Reine Britpop montaient sur scène : le British Summer Time reformait les Libertines.
À notre arrivée, sur fond de cornemuse électrique, Shane MacGowan des Pogues tentait de vomir les détritus qu’il avait ingurgités la veille. Si ses gémissements nous semblaient être une brillante arnaque, ils parvenaient à tisonner la foule qui dressait alors des rondes festives devant la myriade de bars. Ayant d’abord cru me prendre un coup de Doc Martens par un fan outré de me voir porter des bouchons d’oreilles, nous dansions sans même le vouloir. Des coudes inconnus nous crochetaient pour tournoyer avec facétie, jusqu’à ce que Shane éructe son final. Avec la pause, quelques bars devinrent plus accessibles, dont un bar à vin. Ce dernier nous aura permis de jouer les stéréotypes francophones — vinasse et vieil accent — quand cet autre Peuple pleurait d’une seule voix le "Common People" de Pulp que diffusaient des enceintes impatientes. Dans mon cliché d’outre-manche, je ne cessais d’entendre ce constat : This is England !
La scène s’est éclairée. Les écrans ont longtemps projeté des images du documentaire There are no innocent bystanders. La foule s’est resserrée. Des fans parés de leurs vestes militaires rougeoyantes ont gueulé. Et Pete Doherty a fait son entrée, cadavérique, suivi de Carl Barât, leurs genoux gauches noués par un garrot aux couleurs françaises. L’enfant sale était translucide, avec une tête de poupée brocantée. Impossible de savoir si le frontman des likely lads allait tenir le coup. Il allait pourtant recouvrer sa vigueur, là, sur scène, et devenir au fil des chansons un être vivant. Comme s’il s’était nourri de la communion s’opérant dans le public. Et pour cause, toute une génération retrouvait son emblème, avec furie. Lorsque le groupe ouvrit par « Vertigo », les premiers rangs se sont vivement poussés. Dès le second morceau, Pete s’est effrayé et a instantanément arrêté de jouer, cherchant à calmer en vain les mouvements de chair compactée devant lui. Sa faible voix se perdait, Go Back… go.. Back ! back, back, back, … Mais il fallait continuer, quitte à s’arrêter plusieurs fois et malgré les hospitalisations à venir. Quant à Barât, celui-ci n’en revenait pas de voir des mecs grimper aux tours de la régie, stoppant par trois fois « France », qu’il zappa finalement. Si je les maudis d’avoir empêché l’exécution de ce morceau, je remercie sincèrement ces imbéciles pour la vingtaine de fumigènes qu’ils incendièrent au ciel et pour la dizaine de flammes rouges qui éblouirent « Can’t Stand Me Now ». Bien qu’il y eût une union entre tous, que le show fût au rendez-vous, on pouvait sentir que les Libertines sont plutôt forgés pour jouer dans les kebabs et les pubs, pour ces lieux exigus, prêts à craquer. Leur énergie s’exhibait effectivement avec intensité, mais elle laissait de l’espace : une violence trop intimiste qui manquait de densité. Même remarque pour le public, peu dense bien que nombreux. Il s’agissait d’un vaste pique-nique, d’une dernière cène, non d’un stade mené par Johnny Hallyday.
Pour ce qui est de la performance, le style était bien le leur. Une composante rythmique parfaitement en place avec une ligne de basse propre et nette se traçant au travers des envolées athlétiques de Gary Powell. Sur cette toile, les deux guitares du couple fantasque brodaient des va-et-vient de riffs et des progressions d’accords aigus, avec insolence — brouillons et rieurs. Malheureusement, le mixage son était parfois irrégulier, ce qui a dissimulé la puissance de quelques titres. Impuretés résultant probablement du combat que menait la régie contre son invasion, et tant pis, ce soir-là nous avons assisté à l’Histoire. Plus qu’un simple concert, une date ou un lieu avec davantage de prestige. Et plus qu’un gros cachet tant attendu : les retrouvailles de deux gamins inséparables ayant fait le pari de se réunir sous les yeux d’une multitude dont la présence était incertaine. Les morceaux s’enchaînaient spontanément, presque sous forme de jeu. Semble-t-il, la liberté était aussi celle de se lancer comme, et quand, ils le sentaient. En pied de nez, à cause d’un silence trop long entre deux titres, Doherty a chanté seul « Albion », que l’on retrouve sur l’album Down in Albion des Babyshambles. Barât s’est approché de lui et l’a poussé loin du micro, non pas pour le faire taire, mais pour terminer lui même la chanson. Ainsi, la réconciliation était consommée.
Il n’y eut pas de rappel. Fidèles à eux-mêmes, les Libertines sont restés sur scène, sans rien, sous les spots blancs. Après avoir récité l’un ou l’autre poème, Barât et Doherty ont joué de la tension sexuelle qui les unit et se sont roulés à terre, s’enlaçant fiers et dépassés par la joie. Puis ils sont partis. Personne n’a réclamé de rappel. Tout le monde savait, « C’est fini ». Immédiatement, la grosse vague de spectateur s’est dirigée vers les innombrables sorties. En quittant le site, après avoir laissé des corps derrière nous — des mecs qui ne se relevaient plus — pour sortir d’Hyde Park, nous avons emprunté Albion Street. Joli hasard.