Sufjan Stevens
Le Grand Rex, le 9 septembre 2015
A l’Olympia en mai 2011, il y eut le grand barnum post-psyché consécutif à The Age Of Adz, dont la scénographie hallucinogène et les orchestrations virtuoses nous avaient remué jusqu’aux tréfonds de la moelle épinière, à tel point que l’auteur de ces lignes n’en avait pas dormi pendant trois jours. Un an plus tard à Pleyel, c’était le voyage interplanétaire Planetarium qui fut présenté, un OVNI un peu creux prenant la forme d'une créature tricéphale, avec Bryce Dessner de The National et Nico Muhly.
Mercredi dernier au Grand Rex, après une jolie première partie assurée par la pétillante Mina Tindle, c'est à une veillée funèbre qu'on a eu droit - pour la première partie du set en tout cas, la deuxième plus courte et consacrée aux reprises n’étant plus scénographiée. L’ambiance art déco-rococo et feutrée du Grand Rex se métamorphose alors en nef gothique par la grâce d’un système de projection vidéo singulier et de jeux de lumières d’une beauté souvent irréelle. Oubliez les concerts pot-pourri, les live en forme de puzzle anthologique qui partent dans tous les sens pour faire plaisir à tout le monde : la cohérence est l’une des lubies de Stevens, et ce concert ne déroge pas à la règle. Il va sans dire que le son était parfait dans ce Grand Rex souvent difficile à maîtriser acoustiquement.
Sur les écrans-vitraux, des images projetées : paysages idylliques comme ce coucher de soleil sur une mer de nuages qu’on croirait tourné du haut d’un quelconque Olympe ; scènes familiales en séquences super 8 patinées par le temps évoquant une enfance heureuse dans une banlieue américaine comme il en existe tant. Bref, en ce jour du 9 septembre 2015, Sufjan Stevens nous invite à communier avec lui dans un requiem consacré à sa mère Carrie, objet du Carrie and Lowell sorti cette année. Autant les lumières, la scénographie et la musique du live de The Age of Adz pouvaient être solaires, explosives et chaudes comme l’atmosphère moite d’un bayou de Louisiane (ce disque peut en effet être considéré comme un state album), autant celles de la tournée de Carrie & Lowell ont pu être lunaires, introspectives et propices au recueillement, comme peut l'être le panorama d’un parc naturel de l’Oregon. Autant le live de The Age avait pris le contrepied de ceux qui s’attendaient à la folk chatoyante de Illinoise, autant celui de Carrie a désarçonné ceux qui attendait le foutoir de The Age. Il faut manifestement être doté d’une certaine imagination et d’une capacité d’adaptation pour suivre le gars et continuer à apprécier ses productions, tant il bouscule sa propre routine - une étude « scientifique » n’a-t-elle pas démontré une corrélation certaine entre le niveau d’intelligence d’un quidam et la musique qu’il écoute ?
Comme dans toute célébration chrétienne qui se respecte (faut-il rappeler la profonde foi religieuse qui anime l'Américain?), il est nécessaire de mêler élégamment recueillement méditatif et édification saisissante pour parvenir à capter, captiver et impressionner. Sans aucun doute, Sufjan Stevens maîtrise là tous les rouages de la dramaturgie de sa cérémonie et alterne ainsi moment de grâce folk à effectif réduit ("Death With Dignity" qui ouvre le concert, "No Shade In The Shadow Of The Cross"), et moments d’étourdissement total frisant la transe (ce crescendo ahurissant de 10 minutes sur deux accords en Ite missa est, frôlant le seuil de l’inaudible et de la douleur sans jamais l’atteindre et que n’aurait pas renié le Floyd du début des 70’s).
Le public, dans un mutisme tout aussi religieux, ne peut que se laisser happer par l’aura de l’officiant : le niveau sonore assez faible dans l’ensemble, il faut tendre l’oreille et la conscience pour entendre le message, et les moments de nuances plus fortes n’en ont que plus d’effet sur l’auditeur. D’aucuns critiqueront cette absence de « réactivité » du public : laissons aux béotiens le besoin de s’égosiller au moindre borborygme de la chanteuse sur scène, la virtuosité classieuse de la musique de Suf nécessite certes de l’attention, mais sa piété filiale et sa mère méritent eux du respect. D’ailleurs, durant tout le premier set, pas une parole, pas un mot prononcé autrement que par le chant : seule la musique permet la « community of sound » comme le dit le maître.
Le deuxième set, rappel allongé de six titres, est beaucoup plus prosaïque : sans aucun effet lumineux, les reprises d’anciennes chansons s’enchaînent avec quelques commentaires marketing de l'intéressé ("I love you, Paris and France are wonderful, blahblahblah) qui s’adresse enfin au public, et rompt presque la magie du premier set. Sur le plateau, on peut alors clairement dénombrer une dizaine de cordes pincées différentes, un piano droit, un trombone, une flûte à bec, une batterie et d’autres percussions plus ou moins exotiques, nombres de machines (laptops, claviers, pédales d’effets et interfaces variées), le tout mis en branle par cinq multi-instrumentistes/choristes (Casey Foubert à la guitare, Steve Moore aux claviers, Dawn Landes aux claviers, James Mc Allister à la batterie, Nico Muhly faisant de sporadiques apparitions au piano sur quelques titres).
S’il y avait un seul bémol à donner à cette soirée, ce serait l’utilisation légèrement douteuse du delay sur la voix qui rend le propos parfois un peu superficiel. Et une inquiétude peut-être : certes, l’intégralité du concert est chantée en demi-teinte, du timbre léger et fragile que Suf utilise si souvent, mais on se demande parfois si c’est l’émotion ou s’il ne nous couve pas quelque chose tant la voix semble parfois peu assurée, voire déraille. Les dates s’enchaînant, il faudra qu’il se préserve un peu…
Quoiqu'il en soit, si vous pensez que s'exprimer n'importe quand durant un concert est un droit comme sur Facebook, si vous espérez bouger vos fesses en agitant vos bras en l'air pour partager vos effluves d'aisselles moisies avec vos voisins, si vous ne pouvez vous empêcher de crier Mylèèèèène toutes les trente secondes, alors fuyez ce concert que vous ne pourrez trouver que soporifique tant il est contemplatif, parce que vous vous y ferez chier, mais grave de chez grave, en plus d'être hors sujet sur le prénom de l'interprète. Par contre, si vous avez assez de courage, le cœur et les tripes assez bien accrochés, si regarder un homme seul pleurer sa mère pendant presque deux heures ne vous fait pas peur, alors courrez-y : la grâce ne pourra que tomber sur vous, votre esprit, et vos oreilles.