Concert

Shearwater

Botanique, Bruxelles, le 1 décembre 2012
par Denis, le 11 décembre 2012

Dans la liste des événements qui me font regretter de ne pas être doté du don d’ubiquité, l’Autumn Falls occupe une place de choix. Fruit d’une collaboration entre plusieurs hauts lieux bruxellois de la culture indie (l’Ancienne Belgique et le Botanique en tête, mais aussi l’Atelier 210, le VK*, le Magasin 4, la Maison des Musiques et l’incontournable Madame Moustache), ce festival éclaté proposait, pour sa troisième édition, une programmation dont la richesse, en même temps qu’une euphorie légitime, risquait de provoquer l’éternelle déception de ne pouvoir assister à la totalité des concerts. Rien que pour la date du 1er décembre, il fallait trancher entre Clinic, BRNS, Deerhoof, Why ? et DIIV à l’Ancienne Belgique et Father John Misty, Dark Dark Dark et Shearwater au Bota. Une hésitation pénible, à des années-lumières de l’insignifiant dilemme cornélien (l’honneur du père ou le lit de Miss Séville, je vous demande un peu) et à laquelle j’ai fini par mettre un terme en optant pour la cohésion des trois groupes folk-rock. Sans regret.

Le choix que j’ai effectué, du reste, est celui d’une minorité : si l’Ancienne Belgique est logiquement sold-out au moment d’accueillir les cliques respectives de Yoni Wolf et de Zachary Cole Smith, il est en revanche aisé de se faufiler jusqu’aux premiers rangs de l’Orangerie au moment où Father John Misty prend place sur scène. Cinq musiciens accompagnent pour l’occasion Joshua Tilman, le charismatique instigateur du projet : celui-ci, pour rappel, a transité un moment derrière la batterie des Fleet Foxes, mais aimerait beaucoup qu’on cesse de le réduire à cette réalité (ce qui revient, à peu de choses près, à imaginer que le défunt Neil Armstrong demande qu’on arrête de rappeler systématiquement qu’il était le premier homme à avoir marché sur la lune). On perçoit d’emblée comment l’intéressé, particulièrement loquace et très à l’aise derrière son micro, compte s’y prendre pour marquer sa rupture avec l’ambiance de feu de camp intimiste : en une dizaine de titres extraits de Fear Fun, Tilman offre un manifeste pour une forme de country-pop ironique, soutenue par des envolées de guitare très 70 et une chorégraphie aussi aléatoire qu’hallucinante. Au bout des quarante minutes de concert, je suis un peu jaloux du nombre de demoiselles présentes dont les yeux pétillent et je me dis, pour la millième fois sans doute, que ma vie aurait pu être différente si je n’avais pas abandonné le solfège après deux leçons.

Deux bières plus tard, Nona Marie Invie s’installe timidement derrière son piano. En matière de captatio benevolentiae, force est de constater que Dark Dark Dark ne mise pas sur la même stratégie que ceux qui les ont précédés sur scène : là où J. Tilman multipliait les adresses au public entre deux morceaux, les Minnesotiens se montrent nettement plus réservés (seul Marshall LaCount, passant du banjo à la clarinette tout au long du concert, se fendra de quelques remerciements polis). C’est que Dark Dark Dark n’a aucunement besoin de recourir à l’artifice, la qualité du live se suffisant amplement à elle-même. Majoritairement empruntés au très bon Who Needs Who, les titres se succèdent avec naturel et délicatesse, à tel point que celles qui étaient tombées sous le charme des contorsions de Tilman sont désormais séduites par la voix d’Invie. D’une maîtrise admirable, celle-ci emplit l’Orangerie de sa grâce, et il est difficile, au final, de définir quel morceau, de “Tell me”, “Daydreaming” ou “How It Went Down”, aura constitué le meilleur moment de cette prestation pleine de finesse.

C’est néanmoins à Shearwater qu’il convient, s’il y a lieu, de décerner la palme de la performance, dont le concert a excellemment conclu ce triptyque automnal. J’en profite volontiers pour confesser l’affection toute particulière que je porte à ce groupe, dont le moindre des mérites n’est pas de compter en ses rangs Jonathan Meiburg, soit l’un des frontmen les plus à même de mettre à mal la représentation prototypique du rockeur imbécile. Piochant allègrement dans Animal Joy, l’un des albums les plus sous-estimés de cette année, tout en s’autorisant quelques détours par des morceaux plus datés (“God Made Me”, “White Waves”, “Castaways”), le quintet épate de précision et de puissance. Et si je me prends à regretter qu’“Animal Life”, titre liminaire du dernier album, soit joué en deuxième position, à un moment où la voix de Meiburg, légèrement grippé, ne semble pas encore tout à fait prête, l’interprétation impeccable de “You As You Were”, le défouloir électrique d’“Immaculate” et l’élan polyphonique de “Breaking The Yearlings” ont tôt fait de conforter ma certitude que la cuvée 2012 de Shearwater est un grand cru. Alors quand, en guise de rappel, Meiburg commence par revenir seul sur scène pour demander au public s’il a envie d’entendre l’un ou l’autre morceau en particulier, puis, rejoint par ses comparses, revisite sur commande le répertoire de Rook, je me dis qu’on vient de m’offrir une nouvelle variante de la définition de la classe.