Nuits Sonores 2022
Lyon, le 25 mai 2022
Une reprise bien méritée
« Mec, ne laisse personne te dire le contraire, ok ? Tu m’entends ? T’es un gars en or, et personne t’enlèvera ça. Reste comme t’es surtout. » Est-ce que c’est parce que j’avais jamais croisé ce type de ma vie qu’il a forcément tort ? Franchement pas sûr, peut-être que c’est juste un gars qui juge bien les gens. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il était 20h, et même si ce n’était pas le festivalier le plus sobre sur le site, il incarnait bien la détente dont tout le monde avait besoin en ce début d’été 2022.
C’était les derniers jours de mai, il faisait un temps absolument magnifique, et Lyon accueillait la première édition complète des Nuits Sonores depuis 2019. Des dizaines d’artistes, plusieurs scènes, un site pour le jour, un site pour la nuit, du mercredi au dimanche soir, en plus d’ateliers, de conférences ou de concerts extras, et aucun passe sanitaire demandé à l’entrée.
Alors on a pu s’enfiler des concerts comme dans un concours de bouffeur-euses de hot dog, on a papillonné d’une scène à l’autre, on a bu des bières trop chères, et ça annonçait ce qu’on n’osait pas encore trop s’avouer il y a quelques semaines : les festivals sont de retour.
On sait que la crise sanitaire que l’on vit – encore – depuis deux ans n’est pas une anomalie ponctuelle mais l’indice d’un changement systémique à construire, pourtant c’est vrai, ça faisait du bien d’oublier un peu tout cela. On espère surtout que c’est ce genre de gros événement qui permettra de relancer un secteur qui, en France du moins rappelons-le, n’est plus menacé par les normes sanitaires mais par les conséquences d’une crise qui a déshabitué le public à la fréquentation des salles.
Un peu dur de voir le contraste avec le vide de nos petites salles et les concerts toujours annulés, mais on va se réjouir que tout ait été sold out ou presque pour cette édition.
Les champion-nes de la scène (électronique)
Et de fait, il y avait des raisons de s’enjailler. Ce n’est jamais une surprise que la programmation de Nuits Sonores soit un savant mélange entre ce que tout le monde a envie de voir cette année et ce que tout le monde ne sait pas encore qu’il a envie de voir. Pour cela, l’équipe d’Arty Farty fait un travail particulièrement cohérent. Du connu, du grand public, du niche, du très niche, du live, du set, du live band; bref, c'était un plaisir d'aller d'un hall à un autre, entre la confirmation, la déception ou la découverte électrisante.
Et si la programmation 2022 est au moins un peu représentative de l’évolution de la scène électronique dans son sens large, on a vu se dégager une transformation sensible dans le rapport que les artistes entretiennent avec la scène. Loin des éditions du début des années 2010 où tous les sets se ressemblaient esthétiquement (un-e dj derrière une table), les années plus récentes ont été le lieu d’un investissement plus fort de ce qu’on peut attendre d’un jeu de scène. Parmi les concerts du week-end, on pense évidemment à KiNK, qui fait clairement parti des Djs qui ont toujours su s’investir personnellement dans l’ambiance des clubs ou des festivals dans lesquels ils jouent. Même associé à Bawrut, on a eu droit à un mélange entre du live et du dj-set très orienté techno, avec les petits contrôleurs à détection de mouvement des familles, les échanges empathiques avec le public et tout ce qui va avec un live de KiNK. A l’opposé du spectre et pour rester dans le milieu du club, la prestation de Danny L Harle a semblé presque ridicule. Alors oui, si vous y étiez, vous savez que c’était le feu absolu, mais parce qu’il ne fait même pas semblant, et qu’on est en train de s’habituer à plus, on ne l’a pas vu faire grand-chose d'autre que se balader derrière la booth avec un sourire jusqu’aux oreilles. Et même comme set, à part quelques mix originaux comme cette excellente reprise de « Blue » de Eiffel 65, on était plus dans une configuration « Danny passe des sons chez lui » (mais quels sons).
On a même pu assister à des formules innovantes, comme celle de Glitter55, qui a éclaboussé toute la scène 360 de sonorités indus, de breaks délirants et d’une atmosphère à faire croire à tout le public qu’il était minuit alors qu’il était 17h30. Mais surtout, la productrice marocaine a eu l’excellente idée de venir avec Lisa Laurent, une danseuse qui accompagne son set sur scène et dans le public. Une configuration qui n’a rien de compliqué ni de coûteux en matériel, mais qui change clairement la donne, et dont on espère qu’elle donnera des idées.
Une performance qui rappelle le duo Gabber Modus Operandi, absolument intestable sur toute la première journée de festival. Les deux Indonésiens ont mis un feu absolu à la fin de la soirée, enchaînant le gabber pur sang et des productions plus expé, à une vitesse folle, et avec une présence scénique qui fait inévitablement monter le niveau général attendu. On mentionnera également le set électrisant de Pelada le vendredi, même si on aurait bien aimé...voir la scène.
Parce qu’en terme de présence scénique, la moitié du public de la scène Soundsystem n’auront pas même pu voir les artistes, coincés entre deux hangars sur un terrain légèrement en pente descendante. Si on salue l’idée d’un lieu plus intimiste, on regrette vraiment que ce lieu soit impraticable dès la mi-jauge...
Une réorganisation jour-nuit décevante : les séquelles du covid ?
Mais la faiblesse et la force de la scène Soundsystem, c’est la marque d’une transformation aboutie par accélération de la crise du covid pour Nuits Sonores. Pour des raisons qui ne sont probablement pas du ressort d’Arty Farty, Nuits Sonores n’est plus un festival urbain. Cantonné aux usines Fagor-Brandt (jusqu’à l’année prochaine) et à la Confluence, le public n’a plus droit ni à des soundsystems urbains comme on en avait encore sur les quais de Rhône et Saône il y a quatre ou cinq ans, ni même à cette soirée « Circuit » qui faisait profiter l’intégralité des scènes lyonnaises de l’attraction du festival. On va, on fait la fête, on rentre, et les banderoles Nuits Sonores qui flottent sur le cours Gambetta n’annoncent plus la métamorphose éphémère de toute une ville, puisqu’en réalité, ce sont les seules traces de Nuits Sonores dans le centre (et ailleurs).
Même l’European Lab et ses conférences (passionnantes au demeurant) au H7 ne permettent pas aux festivalier-es de déambuler dans Lyon. La faute au covid ? Potentiellement, mais c’est le chemin que prennent tous les événements français depuis une dizaine d’années. La fête de la musique, les festivals urbains ou ruraux, tout se sécurise à outrance et rend quasiment impossible la fonte des événements musicaux dans l’espace social quotidien.
Là où on a le plus senti l’influence de la pandémie et l’intensité avec laquelle elle avait accru la métamorphose des événements culturels. Pour Nuits Sonores, cela s’est notamment traduit par un changement dans la balance jour-nuit. Auparavant, les journées se terminaient vers 22h-23h à la Sucrière, permettant de profiter de la réflexion du soleil sur la Saône et ses rives arborées, puis les plus vaillant-es transhumaient vers les usines ou les recoins industriels permettaient de profiter d’espaces pour se poser en groupe la nuit et les hangars de ressentir un aspect « festival urbain » particulièrement opportun. En inversant les lieux, et en faisant terminer plus tard les journées, Nuits Sonores 2022 se rapproche de l’expérience de l’édition « hors-série » de l’an dernier, qui s’organisait sur du 16h-2h puis des afters à jauge très réduite la nuit au Sucre.
Ne nous trompons pas : le Sucre est un super lieu, la Sucrière également, et l’ambiance de la salle a un charme tout particulier. On notera notamment l’excellente idée d’Helena Hauff d’avoir invité Marcel Dettmann et Dj Stingray pour un b2b qui pourrait rester des les annales. Un tapis de deux heures de violence pure et de skill. Mais les allers-retours peu pratiques entre le bas et le haut – surtout pour se rendre à une performance pas vraiment enthousiasmante d’Actress – cumulée à l’absence de lieux extérieurs praticables pour faire des pauses exceptée la terrasse du Sucre en fait une expérience très différente. Beaucoup plus club que festival, elle correspond peut-être parfaitement à la volonté de l’organisation, mais on a senti que l’esprit collectif de Nuits So’ fonctionnait bien moins que sur les journées.
Les gros festivals : c’est la fin ?
Certes, on ressort de Nuits Sonores 2022 avec le sourire, pleins de titres à aller écouter, des artistes entiers à découvrir et la sensation d’avoir pu revivre un élan collectif nécessaire après deux ans de quasi-disette. Mais on ressort également avec la sensation que la crise sanitaire et les contraintes économiques que l’État français et la région Auvergne-Rhône-Alpes font peser sur les gros événements culturels ne laisse qu’un choix maigre : l’uniformisation à outrance ou la mort. Nuits Sonores, c’est la possibilité pour Arty Farty de faire fonctionner beaucoup d’autres events à Lyon le reste de l’année, et c’est dans ce cas un festival qui fonctionne avec beaucoup de subventions. Une semaine avant le début de l’édition 2022, on apprenait que la région supprimait 2 millions d’euros d’aides pour des entités aussi essentielles que le la Villa Gillet (qui organise les Assises Internationales du Roman notamment), la Maison de la Danse, et...Nuits Sonores. Une perte de cet argent nécessaire, cumulée aux exigences délirantes en matière de sécurité, etc, c’est potentiellement la fin d’une époque. On sait que Nuits Sonores survivra, mais sous quelle forme ? Écologiquement, économiquement et politiquement, les gros festivals semblent de gigantesques mammifères à l’existence menacée, ou au moins questionnable. Combien des sacrifices faudra-t-il faire pour permettre à toute une région de profiter d’une telle programmation ? Les années qui viennent seront des années de crise pour la culture, dans son sens le plus angoissant, mais également dans celui d’un moment de prise de décision.
Par exemple, on saluera l'initiative de Nuits Sonores de faire venir tous ses artistes en train (pas sûr que Dettmann ait fait Berlin-Lyon en train ceci dit), mais quid du public ? de la nourriture ? Jusqu'à quand ce genre d'organisation est-elle tenable financièrement ? En attendant, si vous voulez faire quelque chose pour la musique live, prenez des billets: de petits festivals, de gros festivals, de salles très indépendantes, de grosses salles, n’importe quoi mais allons voir des concerts.
[Conditions d’écriture de l’article : accréditation donnée par le festival, avec laquelle j’ai pu assister à des ateliers et conférences le matin, et faire les jours 1, 2 et 3, et la nuit 3.]
Crédits photo : Juliette Valero / Laurie Diaz / Tony Noël