Les Ardentes 2024
Rocourt, Liège, le 11 juillet 2024
Malgré un virage rap opéré en 2015, Les Ardentes a toujours su laisser de la place à des artistes et des musiques d'horizons différents afin de compléter une proposition demeurant jeune et festive. Depuis quelques années néanmoins, certains éléments semblent indiquer que l'hégémonie du rap francophone s'essouffle et que les Avon Barksdale de la deuxième moitié des années 2010 n'ont pas à craindre les Marlo Stanfield du début des années 2020. À l'inverse d'autres tendent à nous faire penser que le rap francophone a rattrapé la proposition de son grand frère américain. Étant donné que plusieurs acteurs de ces paroisses étaient présents à Liège, nous avons pu tirer tout cela au clair.
Le rap est-il mort (sur scène) ?
Le rap, à la base, c'est bien un DJ et un micro pour paraphraser Run DMC. Cela devrait être logique que les rappeurs respectent cet adage. Ce fut le cas de la quasi totalité des rappeurs francophones que nous avons eu la chance de voir durant cette édition des Ardentes, à quelques exceptions notables près : Ben plg accompagné d'une guitare électrique ou Ninho qui a sorti la guitare acoustique pour quelques morceaux de son set. Le réception du public peut alors être très différente dépendant de la performance du MC mais aussi de la scène sur laquelle ce dernier performe. Sur la gigantesque scène Phoenix, l'objectif est clair : il faut envoyer hits sur hits, ce que Josman, Niska ou PLK ont su faire. Leur enthousiasme et leur envie de jouer avec le public était palpable et même les spectateurs les plus hermétiques à leur musique ont dû passer un moment agréable.
Des hits à la pelle, Booba en a aussi, mais a préféré faire ce que sa bouteille de D.U.C lui dictait. Lors de son set, il nous a plus fait penser à Robert Baratheon qu'à Attila le Hun, la faute à une set-list en mode aléatoire, un micro un poil trop tendu à son public et des invités sans doute trop confidentiels pour cette grande scène - on parle des dernières signatures 92i que sont Sicario et USKY, ainsi que de Mademoiselle Lou.
Sur la scène Big Eye, l'un des élèves les plus notables de Booba, Freeze Corleone, a lui aussi semblé n'en avoir rien à faire de la foule face à lui, se contentant de rapper la moitié de ses textes et laisser le soin aux membres de sa secte présents de compléter ses phrases. Pas compliqué d'adorer ce spectacle quand on est un fan hardcore, difficile d'y trouver un intérêt dans le cas contraire. Même constat pour le duo de Frères Ennemis formé par Zola et Koba LaD, qui, bien conscients de l'excitation entourant leur union, ont jugé bon d'abuser de leur flegme à la Fifty presque tout au long de leur set.
La qualité du son sur la scène du Big Eye étant globalement moins bonne, il fallait vraiment proposer un show (et non un simple showcase à ciel ouvert) pour qu'on s'y amuse. Les rappeurs ayant été les plus proches du live set adéquat aux contraintes de la scène sont le 13 Block et La Fève. Le groupe sevranais était armé de bangers pour faire vibrer les curieux du fin fond de la scène, et ils ont tous été dégainés pour arriver au moment « Fuck le 17 », très attendu pour le retour du groupe sur scène - il n'était peut-être pas nécessaire de pull-up mille fois avant de nous laisser brailler le refrain. Avec son énergie et une hype ininterrompue depuis l'apparition du projet KOLAF il y a 4 ans, La Fève a aussi su mettre dans sa poche une foule totalement acquise à sa cause. Malgré sa proposition très nichée, La Fève sait fédérer avec une esthétique assumée jusqu'au décor du set, recréant une authentique traphouse d'Atlanta.
C'est finalement dans les deux scènes couvertes des Ardentes que la formation « DJ + Rappeur » fonctionnait le mieux. Le Konbini Mic Forcing Club, scène réservée aux rappeurs émergents à la fanbase bouillante, a notamment dû subir la tornade Slimka. Une performance exceptionnelle, comme d'habitude, qu'il a su rendre un peu plus exceptionnelle encore en invitant deux guests de qualité : Kobo, avec qui il a interprété « Shake » et Mairo, le temps de leur banger « Zepe et Zada ». Assez amusant de constater que Mairo, dont l'heure de passage coïncidait avec celle de DJ Snake jeudi soir, a également été sollicité par un autre de ses frères d'armes en la personne de H JeuneCrack, qui a lui aussi su retourner la foule sur la scène Da Hood.
Cette scène-là était d'ailleurs plutôt le terrain de jeu des rappeurs hardcore : C'est notamment là que s'est fait l'anniversaire des dix ans (déjà!) de la série de freestyles « Shegueys » de Gradur, là que Lacrim ou Leto ont confirmé leur grande forme du moment. Ce ne sont peut-être pas les shows les plus raffinés, peut-être pas ceux où l'on irait accompagnés de sa moitié, mais ils ne déçoivent jamais, live-bands ou pas.
Les "ouvertures"
La scène Big Eye n'est pas faite pour des rappeurs qui rappent, cela va sans dire. Heureusement pour les Ardentes, ceux-ci ne sont plus si nombreux qu'au début des années 2010, à l'époque où le fait de bien rapper était remis au goût du jour par la Sexion D'Assaut. L'un des groupes les plus importants dans le rap l'a aussi été dans son ouverture à d'autres styles de musiques, au moins par l'intermédiaire de Gims, qui a compris plus tôt que la majorité de ses confrères que les musiques d'Afrique de l'ouest allaient conquérir le monde. Nous sommes en 2024, presque tous les rappeurs de France ont un son afro dans leur catalogue, la programmation des Ardentes est obligée de s'équiper en DJ's amapianos et Fally Ipupa se produit sur la scène Big Eye entouré de tout un orchestre. Même le rap africain s'est exporté, donnant l'occasion à ElGrandeToto de donner de sa personne sous le dôme de Da Hood, et pour l'Algérien Tif de livrer une prestation majuscule où son chant autotuné, le jeu endiablé de ses musiciens et la réception de la foule ont donné lieu à des scènes lunaires : des drapeaux algériens, palestiniens se confondant sous la lumière de fumigènes craqués à la fin du show, une sorte de chant de hooligans sur « Nothing Personal». Quelle fête ! Alors oui, quand on parle d'Egypte antique, vaut mieux ne pas trop l'écouter, mais quand il parle de l'avenir de la musique, tendez l'oreille à ce que Gims déblatère!
Halftime
Il se passe beaucoup trop de choses aux Ardentes pour que l'on s'ennuie. Si un concert nous déplaît, d'autres attractions sont disponibles, du karaoké à l'initiation à la danse hip-hop en passant par des concerts de rappeurs amateurs sur la toute petite scène Flow & Go. Il y a aussi des DJ sets un peu partout, et il y en a autant pour les amateurs de techno que pour les aficionados de dancehall. Sous le chapiteau « Merchandising » se vendent des souvenirs de cette belle fête avec, en guest-stars, des maillots en collaboration avec Kappa du plus bel effet, ajoutant sans nul doute à l'immersion que tient à proposer le festival. La fête ne s'arrête jamais, et même dans les moments de compétitions internationales, les Ardentes a déjà montré sa versatilité en 2018 en projetant les quarts de finales de la Coupe du Monde en Russie (s/o Vegedream). Cette fois-ci, pas de Belgique ni de France au programme, mais les Espagnols ont toutefois été assez nombreux pour foutre un beau bordel à Da Hood lorsque Oyarzabal venait conclure le dernier match de l'Euro 2024, au grand dam des très nombreuses personnes arborant la tunique de Bellingham au Real durant cette édition.
Les Ardentes, c'est l'Amérique
L'Angleterre ne gagne toujours rien et les Américains sont toujours les plus forts lorsqu'il s'agit de faire un show. Comme quoi, rien ne change à part les saisons, n'en déplaise aux cinquante médias nés hier sur Twitter postant le sondage « le rap français surclasse-t-il le rap US ?». Cette édition des Ardentes n'a laissé que très peu de place au doute, surtout au moment de comparer la prise d'initiative, la dépense d'énergie et la qualité des prestations entre artistes US et francophones.
Outre Slimka et Tif dans des registres très différents, Shay a su monter un show à la hauteur des standards US. Dès son entrée sur « Jolie », sa présence a semblé coïncider avec celle de rappeuses très sexualisées réussissant de plus en plus à tirer leur épingle du jeu aux USA. Parmi elles, Sexxy Red, la hoodrat n°1, assumant ce statut non sans fierté. Sur la scène Big Eye, la rappeuse de Saint-Louis, Missouri a peut-être plus bougé ses fesses qu'elle n'a rappé mais toujours en gardant le sourire et avec la grossièreté qui sied à son personnage.
Ce ne sont pas les danses lascives, mais la prestation globale de l'Espagnole BBTRICKZ qui était grossière en plus d'être puérile et insipide. La jeune fille, présentée comme la Ice Spice ibérique, nous a donné l'étrange impression d'assister à un live Tiktok alors qu'elle se tenait près de nous, mais rappait ses morceaux sans nous regarder, sans tenir son micro correctement, presque sans bouger.
Il va sans dire que sa vitalité ne pouvait tenir la comparaison avec celle de Doja Cat, qui était soit totalement possédée, soit touchée par la grâce lors de son show. C'est sous ce paradoxe, et vêtue d'une robe blanche qui inspire ce dernier, que la native de Los Angeles a littéralement mis le feu à la scène, enchaînant chants, raps, et chorégraphies avec la précision d'une archère à chaque morceau. Accompagnée de musiciens exceptionnels, Doja Cat a fait plus que peindre la ville en rouge lors de son passage : elle a gravé son nom et son passage dans la mémoire de chaque festivalier présent ce soir-là, et il sera bien difficile d'oublier une telle performance... Même Nicki Minaj, qui a bien évidemment rameuté un plus grand nombre de personnes à son concert, n'a pas pu reproduire l'incroyable énergie de Doja Cat.
Quant à Gunna et surtout Offset, ils ont su mettre le Gangsta rap à l'honneur en incarnant la violence et la gravité de leur son. Les deux hommes se sont même rejoints durant le concert de Offset pour interpréter « Prada Dem ». La « réunion » qui n'en était pas tout à fait une, que l'on a préférée toutefois, est ce moment où Offset a dévoilé le tatouage de Takeoff sur son dos avant de conclure son concert par le légendaire « Bad and Boujee » en souvenir d'une nuit de 2018 au Parc Astrid où lui et les deux autres Migos avaient déjà réussi à nous en faire voir de toutes les couleurs.
Et maintenant, que vont-ils faire?
Le rap francophone a encore un avenir en live, c'est une évidence, mais restera-t-il aussi conservateur ? Trouverons-nous cela toujours logique de voir les mêmes grandes stars françaises nous rejouer les mêmes tubes sur les grandes scènes des Ardentes en 2025 ou seront-ils remplacés par des artistes afrobeats, ou des rappeurs américains ? Nos artistes locaux arriveront-ils un jour à nous proposer des performances scéniques à la hauteur de l'amour que nous portons à leur musique ? L'avenir nous le dira. Et pour l'instant, l'avenir du rap francophone en été s'écrit en gardant un œil rivé sur Les Ardentes.