Les Aralunaires 2016
Arlon, le 30 avril 2016
Pour sa huitième édition, le festival des Aralunaires a récidivé en reprenant le concept qui fondait toute son originalité dans le paysage événementiel wallon : organiser des concerts dans plusieurs dizaines de lieux différents et concentrés sur une zone restreinte, le tout étalé sur cinq jours. Autant le dire directement, si la petite ville d'Arlon est loin d'être un lieu de villégiature prisé par tous les teufeurs de notre modeste royaume, ce festival aux proportions intimistes reste un rendez-vous fiable pour tous les mélomanes avides de découvertes, d'expériences insolites et de dépaysement musical. Cette année, rebelote. La programmation a misé sur un éclectisme plutôt osé qui nous a permis de nous gaver autant de math rock obscur que de house élégiaque, en passant par le spoken-word passionné, le blues hystérico-cradingue ou encore le rock psychédélique. Voici un petit florilège de choses qui m'ont mis une bonne grosse tarte et devraient vous convaincre d'aller shaker votre booty à Arlon pour l'édition de 2017.
1. Stuff-La Jungle-Ropoporose le mercredi, apparemment.
Le festoche a commencé en fanfare déconstruite avec une soirée math-rock à laquelle je n'ai pas pu assister car le mercredi, j'ai piscine. Mais pour avoir déjà vu les montois de La Jungle deux fois (set plus ou moins inchangé depuis un an, d'après ce que j'ai cru comprendre), je peux vous assurer qu'il faut aller taper son nez à côté de la caisse claire du batteur pour connaître une expérience de mysticisme primitif digne d'un Koh-Lanta en compagnie de Tito Puente, Tony Allen et Stephen Morris. Je ne peux pas me prononcer sur la musique de Stuff car je n'ai pas le cerveau assez évolué pour comprendre leur logique de départicularisation du plaisir auditif. En revanche, j'ai passé d'agréables heures avec le duo familial Ropoporose (le batteur est le frère de la chanteuse/guitariste), originaire de Tours. Ils ne savaient même pas que PIAS distribuait leur musique en Belgique. Probablement une naïveté orchestrée qu'on retrouve justement dans leurs clips atypiques.
2. Ulrika Spacek - La dream-pop du pauvre mais la dream-pop quand même.
La seconde soirée manigancée à la sacro-sainte salle de l'Entrepôt était consacrée à trois groupes londoniens. Grâce à la SNCB, j'ai du tirer un trait sur le premier groupe, Telegram, mais les circonstances m'ont permis de les découvrir de manière, disons, plus récréative. Les concerts terminés, on a improvisé une petite soirée afterwork dans un lieu souterrain arlonais connu d'une poignée d'initiés illuminés. Ces pseudo-réincarnations de Marc Bolan se bornaient à passer du glam-rock des seventies et ont failli m'accrocher au porte-manteau par les couilles lorsque j'ai tenté de couper court à la 17e occurrence de Gary Glitter sur leur iPod. Des authentiques rock stars perdus dans une faille spatio-temporelle, à n'en point douter. Le contraste avec l'attitude négligente du groupe suivant, Ulrika Spacek, était assez déconcertant. Avec pour seules particularités visuelles un chanteur doté de la même coupe de cheveux que Dora l'Exploratrice et un batteur au physique de saule pleureur, ce groupe au nom imprononçable a réussi à me refiler les premiers papillons au ventre du festival. Rythmique frénétique et voix délibérément timorée, noyée dans le blurblurb de nappes créées par les trois guitares utilisées; ascensions, assomptions et pentecôtes soniques ravagées par la nonchalance des 5 apôtres d'une dream-pop et d'un shoegaze hypnotiques qui les oblige à comparer la couleur de leurs baskets contre leur gré : c'est du rock'n'roll aussi, et un rock'n'roll moderne, qui plus est.
4. Moaning Cities - Sitar, sarouel, sourires sincères et Aramiss.
et 5. Bob Log III- "Oh mais putain c'était quoi ce bordel ?"
La soirée du vendredi a vu trois groupes investir le mythique café du Nord, actuellement en déshérence et attendant sa future réaffectation en Haçienda de la Lorraine belge. Le son était atroce et cela a sûrement contribué au fait qu'Hoboken Division, le groupe d'ouverture originaire de Nancy, a littéralement ricoché sur mes esgourdes sans passer par la case "écoute". De toute façon, je trouvais qu'il leur manquait un bassiste pour rendre leur morceaux plus "enveloppants", alors j'ai décidé de diriger mon attention sur le stand de la bière artisanale locale, l'Aramiss. Puis la soirée s'est transformée et les bruxellois de Moaning Cities sont montés sur scène, avec leur rock-stoner psychédélique agrémenté de sitar. Les gens ont kiffé et ont bien hurlé à la fin des chansons, gonflés par l'Aramiss qu'on leur propulsait dans le larynx par hectolitres bon marché.
Grâce à ce paramètre non négligeable, nous étions fin prêts pour le grand numéro de Bob Log III, sorte de prêtre vaudou du delta-blues spatial avec sa combi de cowboy et son casque d'astronaute auquel était relié un téléphone qui lui servait de micro. Le type était seul sur scène et assurait le service rythmique avec une pédale et une grosse caisse au pied. Visuellement, pas à tortiller, ça claquait méchamment.
Très vite, le fantasque bonhomme a demandé à l'assemblée de gonfler des ballons à travers tout le café et de les balancer sur scène, pour qu'il les éclate en rythme. À chaque BAM, la mesure était battue, le zigoto s'excitait et tout le monde tapait dans ses mains en fermant les yeux et en bénissant le ciel de nous avoir envoyé cette grosse mouche humaine de 46 balais dont la pression sanguine s'apparentait au flux du fokin' Mississippi. Soudain, l'astronaute décide de descendre de la scène de fortune et entreprend de poursuivre la messe en plein air, ou devrais-je dire en pleine rue. Planté au milieu d'une artère du centre-ville, il virevolte et terrorise quelques automobilistes qui ignoraient jusqu'ici qu'une invasion de blues primitif alien avait été programmée dans leur paisible bourgade. Bob Log, troisième monarque de la dynastie, parait satisfait et plante dans les étoiles effarées un tonitruant "YEAAAAH", auquel répond toute l'assemblée aramissée qui n'en demandait pas tant. Après six rappels et autant de promenades à travers tout le café pour tapisser les murs de stries électriques, l'insecte quadrupède rend l'antenne et nous somme d'aller pioncer tout en nous souhaitant bonne nuit à coups de drones inquiétants sortis tout droit du ventre du monde. "Youhou".
6. Condor (live) - Cantat(e) tropical(e)
Le lendemain, c'était une pointure du rock français qui faisait escale dans le chef-lieu de la province du Luxembourg. Ainsi, les programmateurs ont fait le pari audacieux de faire venir le gigantesque Bertrand Cantat en tête d'affiche du festival, afin qu'il nous présente un side-project dans lequel il se propose de psalmodier un passage du roman noir "Condor", de l'écrivain français Caryl Férey. Autant dire qu'on sent la branlette opaque et hermétique se profiler lorsqu'on lit la description sur papier, mais le fait est que la putain de magie a opéré- sans Aramiss et Dieu sait que j'en fus le premier surpris.
Cantat est arrivé sur scène sans cérémonie, accompagné d'un guitariste expérimental (Marc Sens, austère et concentré) et d'un soundmaker (Manusound, un gars avec un laptop qui avait l'expression typique d'un gars devant un laptop). Sens et Manusound s'occupent de dépeindre le paysage dramatique du chili post-Pinochet dans lequel se déroule l'intrigue et aménagent l'espace dans lequel la voix shamanique de Cantat déclamera son "roman dans le roman". Le chanteur s'élance et tout le monde retient son souffle. Le texte est sublime et rappelle les odyssées magico-horrifiques de Gabriel Garcià Marquez- ce fameux baroque littéraire né sous le 35e parallèle nord dont parlait Kundera dans ses Testaments trahis. Cantat donne envie de lire l'œuvre complète. Ce type barbu irradie sans effort et son visage poilu reluit sous les projecteurs. Ceux-ci éclairent les consonnes et les voyelles les plus magnétiques que j'ai pu entendre depuis longtemps. La foule semble subjuguée, tombée sous le charme d'un poète qui s'oublie et se met au service du discours. Légers et solides comme des balles, les mots se soulèvent et pleuvent de manière torrentielle, soumis au courant passionné qui met en branle la raison de cet homme, un homme que certains considéreront toujours comme hors de leurs lois, à raison. Car ce à quoi nous assistons est hors cadre. C'est une émotion à rebours de toutes celles obtenues dans les expériences musicales conventionnelles, à la lisière de la transe moderne la plus pure qu'on puisse éprouver à l'heure où Nabilla vient d'écrire un livre. Merci Condor, merci Arlon, à l'année prochaine si vous êtes en quête d'ailleurs et d'autre.