Les Aralunaires 2015
Arlon, le 29 avril 2015
Ca devient presque un impératif : si vous voulez continuer à découvrir ce qu'il se passe en dehors de vos centres culturels locaux et que décidément, NRJ et Classic 21 n'arrivent pas à étancher votre soif de découvertes musicales (sic), il faut continuer à soutenir les petits festivals qui conjuguent tant bien que mal exigence et audace dans leur programmation. Alors que le Magasin 4 de Bruxelles est poussé au déménagement et qu'on apprend que l'assistance au PaCRocK était malheureusement clairsemée, c'est un euphémisme de dire que les lieux de villégiature qui font la part belle à la musique alternative sont menacés. D'où ce gentil petit papier pour vous convaincre d'aller enraciner vos esgourdes aux Aralunaires l'an prochain, ce modeste festival organisé à Arlon, petite ville de 20.000 âmes timidement dissimulée derrière les Ardennes belges et située à "deux pas" de la frontière bruxelloise, française et luxembourgeoise.
Cette année, les festivités se sont étalées sur 5 jours (du 29 avril au 3 mai), s'invitant dans des lieux aussi diversifiés que des églises, un salon de pompes funèbres, un ancien palais de justice ou dans la salle attitrée de la ville, l'Entrepôt. Pour être honnête, à moins d'être Vishnu, c'est strictement impossible d'assister aux quelques 60 concerts de cette septième édition. Voici donc quelques highlights qui en disent long à la fois sur l'état de la musique alternative et sur sa place dans le coeur des êtres humains.
1. Le blues de vikings, ça dépote
J'ai eu ma première claque du festival avec les excellents Get Your Gun, un trio de stoner-blues danois qui a ravi l'assemblée de l'Entrepôt dès le premier jour. Batterie gargantuesque, bottleneck incandescent et voix habitée à la Nick Cave convoquant tous les démons de Ragnarok, la musique de ces descendants de Thor a de la gueule et constituerait la parfaite bande-son d'une série retraçant l'histoire d'une horde de vikings qui auraient découvert une faille spatio-temporelle leur permettant de piller tous les casinos de Las Vegas après avoir descendu le delta du Mississippi en drakkar. Enfin, un truc comme ça.
2. Jessica 93: "Mec, t'as pas vu mes tympans ?"
A l'origine, on était plutôt séduits par la formule proposée par Rise, un album qui allie une cold-wave motorique et des accents shoegaze lancinants. Mais sur scène, la musique de Geoffroy Laporte se rapproche plus du totalitarisme abscons que du situationnisme ludique défendu par Ian Curtis et consorts. Tout au long de sa prestation, Monsieur Laporte nous a donné envie de la prendre (hoho), dans la mesure où 50 % de son concert se résumait à présenter son cul à son public pendant qu'il bidouillait ses pédales et amplis et que le mixage volontairement sur-aigu de ses logorrhées existentielles nous poussait à nous demander si il n'avait pas entrepris un partenariat avec tous les ORL de la région. En un mot, c'était scéniquement et auditivement insupportable. Le type donnait clairement l'impression de se contrefoutre du cadre spatiotemporel dans lequel il évoluait et, bien que ce genre de parti-pris artistique ne me dérange pas d'ordinaire, j'ai entrevu ce soir là les limites d'un tel nihilisme rhétorique. Et c'est bien dommage car Rise est un bon album, mais étant donné que Jessica 93 ne sera jamais le genre d'artiste qui arrondira ses fins de mois en tournant des pubs pour Gillette, il ferait bien de soigner sa relation avec le public si il veut pouvoir continuer à vivre de sa musique d'une manière aussi authentique.
3. Peter Kernel : ce que doit être la POP actuellement
C'est passablement irrités par le show de Jessica 93 que nous nous sommes dirigés vers les checks de Peter Kernel, en quête d'une certaine forme de consolation, quelle qu'elle fut. Et là ça a été une véritable épiphanie. D'entrée de jeux, le guitariste Aris et la bassiste Barbara lâchent des blagues dans un assez bon français et nous expliquent qu'ils viennent d'exploser une bonne partie de leur matos suite à un accident de van survenu quelques heures plus tôt. Le sinistre doit se compter en milliers d'euros mais le couple est tout de même là, devant nous, sourire aux lèvres et prêt à nous montrer leur sens de la débrouille. Le son que les techniciens de l'Entrepôt leur ont apprêté est parfait, rond, précis, en adéquation totale avec le caractère intimiste de cette salle aux mensurations modestes.
Avec son physique d'Alice aux Pays des Merveilles hipsterisée qui pourrait aussi bien avoir 13 ans que 34, Barbara éructe ses parties vocales et nous signale qu'à tel moment, un solo de saxophone est censé se pointer. Pour pallier à cette absence, celle-ci se métamorphose en sorcière de Salem et se plante sur le devant de la scène, désigne de ses bras nus la surface frontale de la fosse et hurle un strident "I WANT YOU TO BE HEEEEEEERE" devant nos yeux ébahis. Merde, je n'aime pas me faire commander mais qu'est-ce qu'on peut faire contre la magie noire, surtout lorsqu'elle est combinée à une pop expé aussi divinement concocté ? Après un set généreux ponctué de vannes et d'une pléiade de moments d'extase, le couple chambre son batteur italien et invite un couple à venir se rouler des galoches sur scène sur un titre tout sauf sexy, malgré ce qu'il essaye de nous faire croire. Le tableau est saisissant, et je me dis que c'est pour ce genre de trucs que les gens doivent continuer à venir voir des concerts. Bref, un pur moment de POP au sens strict du terme : une musique honnête faite par un pan créatif de la population pour COMMUNIER avec cette même population. Un concert 10/10, donc.
4. Les envolées ecclésiastiques de Paon
La communion était également au rendez-vous dans la petite église de Saint-Donat, où le groupe bruxellois Paon venait défendre son premier album éponyme. Devant une assemblée obstinément vissée sur sa chaise, les quatre jeunes gens nous ont tout simplement éblouis en conjuguant la luminosité de leurs morceaux pop avec les artifices musicaux propres à ce genre de lieu sacré : prélude de l'album joué sur l'orgue attitré de l'église, adjonction d'une chorale arlonaise qui donnait une véritable plus-value à l'ensemble sur la plupart des morceaux... et surtout interaction intéressante entre des projections de tortues et l'autel rococo du bâtiment. Musicalement, je pense humblement que c'est ce que la Belgique fait de mieux en termes de pop naïve pleinement assumée. Par ailleurs, la ressemblance avec ce que fait Portugal The Man est tout simplement confondante et si ce groupe vous fait bander, il est possible que l'album de Paon puisse vous procurer pareil effet.
5. The Belgians, un groupe belge
Ce qui est magnifique en Belgique, c'est qu'on met tellement de temps à se foutre de notre propre gueule et de celles des autres nations qu'on a pas le temps d'être nationalistes. Enfin, dans le sud du pays, du moins. On le sait, The Belgians est le side-project musico-cinématographique de l'Experimental Tropic Blues Band, un groupe liégeois dingue de Jon Spencer qui profite de cette schizophrénie passagère pour balancer à son public un florilège d'images tirées de la culture populaire belge sur fond de garage cradingue. Pour ma part, c'était la première fois que je les voyais et on peut dire que le cocktail molotov-peké était plus qu'explosif. Imaginez un instant que vous dansez sur un tempo de 160 bpm, pendant que des lignes de guitare blues et minimalistes vous attrapent à la gorge. OK, rien de bien nouveau me direz-vous. Mais avez-vous déjà fait ça pendant qu'une projection de Bla-Bla danse furtivement devant vous avant de céder sa place à Marc Dutroux, à Eddy Merckx, à Jean-Claude Van Damme ? Avez-vous déjà secoué votre boule devant des images retraçant la fusillade de Liège, un sujet qui est pourtant encore frais dans nos cœurs et qui devait sûrement toucher personnellement les membres du groupe ? On parlait de situationnisme ludique avec Ian Curtis plus haut. Et bien c'est exactement ce dont il s'agit avec les Belgians, un groupe qui porte la belgitude au-dessus des nues obscurantistes et répond aux pessimistes par la dérision, par un hédonisme décomplexé qu'aucun autre peuple du monde ne peut concurrencer. Au point de nous obliger à nous demander si au fond, les Belges ne seraient pas les êtres humains les plus rock'n'roll du 21e siècle. A méditer...