Fat White Family
Reflektor, Liège, le 3 mars 2016
Ils sont montés sur scène à peu près à l'heure prévue, quasiment tous une clope au bec. Lias, le chanteur, portait un petit costume deux pièces avec rien en dessous, à la Richard Hell. Ses cheveux étaient courts et gras. Une fois sur scène, il s'est mis à défier du regard l'assemblée, projetant en avant sa bouche dédaigneuse et ses pupilles dilatées qui donnaient l'impression qu'il avait deux grosses olives noires à la place des orbites.
Un peu avant le concert, j'avais vu le groupe débarquer en taxi devant le Reflektor. Le bassiste aux cheveux longs et aux yeux bridés s'était arrêté devant le food truck pour regarder le menu, avec une bonhommie curieuse, semblable à celle des touristes japonais. Le guitariste aux épaisses rouflaquettes le suivait du regard en baissant la tête et en toussant. Puis, leur accent de banlieue londonienne a transpercé la nuit liégeoise. Vêtu d'une élégante veste beige et armé d'une cigarette, Lias considérait son futur public et semblait murmurer à son voisin qu'il ne la sentait pas, cette soirée. Après tout, que foutait-il là, dans cette ville au nom imprononçable pour un Anglais ? Qu'importe. Il devait remettre le couvert, jouer la comédie une nouvelle fois. Dans ses yeux, on croyait deviner une espèce de rage animale, teintée d'une capacité à se foutre de tout ce qui pouvait le blesser. Plus tard, ses yeux ont changé.
Lorsque les membres du groupe ont commencé à tripoter leurs instruments respectifs pour les accorder sommairement, il y avait plus de tension dans la salle que dans un tribunal où on s'apprête à prononcer une sentence. Aux premières notes audibles, tout le monde a commencé à faire du jogging sur place. L'assistance était clairsemée. 150 personnes, par là. Essentiellement des quadras et des quinquas. Peu de jeunes, finalement. Mais que des gens qui avaient payé pour se prendre une raclée, car ils n'avaient vraiment pas été sages dernièrement. En grand inquisiteur punk, Lias se tortille, se pavane et dénonce nos vices dans son micro. Très vite, il retire son veston et se retrouve torse poil. Tatouage en forme de cœur précisément à l'endroit sous lequel pulse son cœur. Pas con. Son jeu de scène évoque pas mal celui de Johnny Lydon, en plus varié et plus voluptueux. Il contraste de manière saisissante avec celui du second guitariste au col roulé, plus Lou Reed que Steve Jones. Celui-ci a le regard éteint, souligné par d'énormes cernes qui semblent dire "Engagez-moi pour garder vos gosses samedi, vous le regretterez pas". Tout à droite, on a le frère de Lias, Nathan, qui ressemble à un chercheur en biochimie skinhead avec ses grosses lunettes et son accoutrement de Colombo débraillé. Lors des morceaux les plus frénétiques, il sautille devant son clavier et a l'air d'un petit garçon dès qu'il rejoint les autres pour chanter leurs chœurs spectraux, ossianiques.
La "foule" ronronne lorsque retentit l'intro de "The Whitest Boy On The Beach", principal single de leur nouvel album. Le batteur est perpétuellement dans l'ombre, comme si on voulait garder secret la source principale de la folie temporaire mais générale qui nous animait tous. Au milieu du dernier refrain instrumental et gueulard d'"Auto-Neutron", j'ai commencé à me sentir joyeusement maudit, empêtré dans un marécage de vapeurs sabbatiques et occultes. Un type m'a arraché à ma condition en montant sur scène pour exhiber son trou de balle et sa bite. Lias lui tape sur le cul, à peine intéressé, "merci mon pote". Il récidivera trois fois et arrosera copieusement le groupe de bière en leur crachant dessus, comme si c'était un concert de Sham 69 en 1977. Mais c'est un cas isolé, dans la mesure où la plupart des gens dansent sagement. À un moment, j'ai rigolé avec un type grisonnant qui venait de m'emboutir avec sa bedaine et se répandait en excuses ; puis j'ai éjaculé mentalement lorsqu'une version testostéronée de "Touch The Leather" a forcé la salle à reprendre le refrain "ME AND MY BABY GONNA TOUCCCCHH THAT LEA-THER", alors que Lias se versait de la Jupiler sur le crâne.
Musicalement, tout le monde jouait parfaitement. En place. Avec application. Ceux qui dénigrent la Fat White Family en disant qu'ils ne sont que des pantins incapables de tenir leur instrument peuvent aller se pendre à un arbre. Ils les ont sans doute vus lors d'un concert où ils étaient trop "fatigués" pour se produire, voilà tout. Ici, Lias avait la juste dose de dégoût dans sa voix, sans verser dans le pathos rococo. Il ne pouvait pas nous blairer, c'était clair. Même pas certain qu'il se marrait avec les autres membres du groupe. Alors pour conjurer l'ennui mortel d'être sur une scène et d'être confronté à des regards déshabilleurs, il est descendu de son piédestal et a commencé à chanter au milieu de la foule, en se baladant, n'accordant aucune considération aux individus qui le submergeaient, tombant dans une sorte de crise d'hystérie lors du refrain en hurlant, tandis que des gens dansaient avec un air décidé autour de ce totem de subversion vivant.
À la fin du concert, "tonnerre d'applaudissements" auquel répond Lias par un laconique "Fuck off". Je l'aurais embrassé sur le front s'il n'avait pas l'allure repoussante d'un cul de bébé sur lequel on aurait versé de l'eau de mer et de la bière belge. Tout y était, l'attitude, la musique surtout. Une surprise pour certains, une confirmation pour d'autres. Alors voilà, breaking news : le rock'n'roll n'est pas mort, contrairement à ce que la majorité des médias de masse laisse transparaître. Même pas un tout petit peu. Il faut juste se bouger le fion et prendre la peine d'aller voir les groupes qui nous intriguent pour s'en rendre compte. Mais ça, j'imagine que vous le saviez déjà...
Crédit photo: Dominique Houcmant / Goldo