Damon Albarn
Bozar, le 1 mars 2022
Quand Damon Albarn annonce en octobre 2019 son nouveau projet The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows, la tournée européenne qui accompagne la sortie de ce second album solo (on exclut ici le collaboratif Mali Music et l’opéra Dr. Dee) affiche sold out en quelques minutes à peine, sans même qu’un single n’ait honoré les plateformes de streaming de son auguste présence. Et c’est logique : pour ses plus grands faits d'armes avec Blur, Gorillaz ou The Good, The Bad & The Queen, le chanteur anglais compte parmi les figures les plus essentielles de la musique des années 2000, et son dernier album solo, Everyday Robots, était un grand disque.
Nous voilà deux ans et quelques reports plus tard, avec un nouvel album paru dans l’intervalle. Sauf qu’il n’aura échappé à personne que ce disque, on en a très peu parlé - du moins à l’échelle d’un artiste de son calibre. Et le faible retentissement de ce projet inspiré par les plaines islandaises s’est vérifié lors des deux premières dates de la tournée européenne de Damon Albarn dans l’enceinte majestueuse du Bozar bruxellois : un rapide tour de sonde nous fait comprendre qu’une partie du public a survolé le disque avant le concert (alors qu’il est sorti en novembre dernier), quand elle ne l’a pas superbement ignoré. Mais Damon est Damon, et ses apparitions sont suffisamment rares pour que l’on s’autorise cette petite entorse aux règles habituelles. Et puis la possibilité de le voir se produire dans l'une des plus belles salles du continent, habituellement réservée à la musique classique, est une occasion que l’on ne peut manquer.
Sauf que sur cette nouvelle tournée, n’imaginez pas une soirée magique en compagnie des plus grands standards de sa carrière - si vous vouliez entendre du Blur ou des versions dépouillées de ce barnum bidon qu’est devenu Gorillaz, prenez vos places pour n’importe quelle grosse foire à bétail de l’été et vous en aurez probablement pour votre argent. Certes conscient de l’amour que porte le public à son back catalogue, Damon Albarn a pourtant fait le choix, tout à fait défendable, de jouer dans l’intégralité et dans l’ordre The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows (sans adresser le moindre mot au public), et de revenir pour un court rappel composé de deux inédits (dont un présent sur la version japonaise du disque) et d’un titre de Blur qui n’était pas vraiment un incontournable du répertoire - « Strange News From Another Star », de l’album du groupe éponyme sorti en 1997.
Autrement dit, et parce que Damon Albarn est accompagné d’un groupe de professionnels tout acquis à sa cause, le rapport qualité / prix dépend énormément de l’avis que vous vous êtes forgé à l’écoute de The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows - si vous l’aviez écouté, bien sûr. Les avis au sein même de cette rédaction varient à ce sujet, mais l’auteur de ces lignes trouve que le disque, introspectif comme jamais le travail de Damon Albarn ne l’a été jusqu’à présent, voit les moments de grâce absolue (la plage-titre par exemple) côtoyer des choses d’une vacuité et d’un ennui abyssaux. Il en sera donc de même au cours d’une soirée où le disque aura été finalement interprété avec le plus grand des respects face aux versions originales. En réalité, seuls les deux extraits plus rythmés du disque (et accessoirement parmi les plus réussis) ont été l’occasion d’un petit relifting : « Combustion » qui intègre un clin d’œil au « Common People » de Pulp, et « Polaris » qui s’offre des prolongations et le genre de final chaotique qui aurait dépareillé sur un album aussi apaisé. Mais c’est justement quand Damon Albarn et son groupe ont pris leurs distances par rapport au matériel de base que l’on a senti qu’ils ouvraient des portes que l’album n’avait qu’entrouvertes, laissant forcément un goût de trop peu en bouche.
Enfin, il faut parler du choix du lieu : par le passé, dans le cadre du (regretté) BEAF notamment, on a pu assister à des concerts de Fuck Buttons, Mondkopf ou Modeselektor à Bozar - ceux qui y étaient s’en souviennent autant que les sièges de la salle Henry Le Bœuf, sérieusement malmenés. Et si on doit se féliciter de la volonté de Damon Albarn de présenter son travail dans un écrin qu’il juge adapté aux intentions de son disque, on ne gère pas un public assis dans une salle habituellement réservée aux arrière-trains des classes aisées de la capitale comme on gère des lads avinés dans une Brixton Academy en délire. Et si Damon Albarn aura su par le passé se mettre dans la poche des plaines où les fans se comptaient en dizaines de milliers, le résultat devant un parterre de pré-boomers fut parfois moins convaincant - son absence totale de communication, si ce n’est pour intimer le public à une standing ovation que certains lui auraient peut-être refusé, y est certainement pour quelque chose. En attendait-on trop de ce concert ? Probablement, et c’est autant dû à la stature du nom en haut de l’affiche qu’à cette période terriblement longue au cours de laquelle nous avons été privés de concert. Était-ce une mauvaise soirée ? Certainement pas. Était-on en droit d’en attendre plus ? Oui. Mais vu son talent (et son public vieillissant), Damon Albarn sera amené à se reproduire dans ce genre de salles, et si sa carrière a bien démontré une chose, c’est sa capacité d’adaptation à un environnement qui change. Et alors, quand on le retrouvera pour entendre ces mêmes morceaux, mais dans la froide impersonnalité d’un Forest National ou d’un Zénith de Paris, peut-être comprendra-t-on la chance qu’on a eue en mars 2022 ?
Photos : Mathieu Lambin