Concert

Autechre

L'Élysée Montmartre / Le Transbordeur, le 7 mai 2024
par Émile, le 25 mai 2024

Parce qu’on sait abuser des bonnes choses, on a vu ces bons vieux Sean Booth et Robert Brown d’Autechre deux fois en un mois. La première était à l’Élysée Montmartre de Paris le 06/04, et la seconde au Transbordeur de Villeurbanne à 07/05. Les deux dates étaient complètes, et pour quiconque n’aurait pas compris pourquoi à l’entrée, c’était tout à fait clair à la sortie.

En un sens, les concerts d’Autechre n’ont jamais changé et les paradoxes qui les habitent sont toujours aussi marquants. Le spectacle a toujours lieu dans une obscurité quasi-complète (on y reviendra), laissant la place à un procédé assez ancien mais complètement renouvelé par le duo. Dans les années 1950, on appelle acousmatique cette écoute détachée de l’objet. Pour Pierre Schaeffer, à l’époque, le bruit de porte sans la porte n’est plus le bruit de porte, il est une occasion de redécouvrir le monde en séparant le son de son objet. D’où l’intérêt de fermer les yeux, faire l’obscurité sous notre vision pour éclaircir les bruits qui nous entourent. Sauf qu’en musique électronique, ce principe d’étrangeté est toujours plus ou moins présent. À part quelques rares exceptions, lorsque la musique est produite principalement par informatique, il est compliqué de faire le lien entre ce qui joue et ce qui est joué.

Les séquences préparées par Autechre pour cette tournée n’échappent pas à la règle. En terme de matos, Rob Brown et Sean Booth travaillent sur deux iMacs derrière une vitre ; en terme de sonorités, on reste assez proche des lives de la fin des années 2010 comme ceux qu’on avait pu entendre sur AE_LIVE 2016-2018, à cela prêt que ce qu’on a entendu ce printemps était moins organique et plus proche de ce qui était présenté dans SIGN et PLUS en 2020. Plus de synthés, moins de gargouillis, pour la faire courte.

Dans le noir, la musique d’Autechre devient non plus une étrangeté liée à l’incompréhension de la machine, mais un espace assez doux, très personnel, dans lequel l’imagination peut faire émerger un univers à sa guise. C’est que leur musique offre déjà tant d’informations qu’on ne voudrait pas d’une lumière venant gâcher la fête mentale.

Cette acousmatique au carré, pourrait-on dire, reste tout de même insérée dans une géographie. À l’Élysée Montmartre, qui avait un peu plus joué le jeu de l’obscurité, notamment en collant des filtres sur les panneaux lumineux des issues de secours, une vague brume humaine se détachait dans le vieux théâtre, laissant tantôt apparaître le mouvement de la foule en bas, tantôt certaines aspérités des statues au plafond. Au Transbordeur, l’obscurité était cernée par quatre panneaux lumineux qui offrait un peu plus de tranquillité pour les déplacements, mais aussi, pourquoi pas, un fond sur lequel se laisser divaguer pendant l’écoute.

Humainement, cette rencontre entre les lieux et leur obscurité forcée laisse apparaître beaucoup de choses. On pense à l’absurdité sécuritaire des salles de spectacle parisiennes (mais pas que), qui avaient muni les agents de lunettes à vision nocturne, comme de bons vieux Splinter Cell de la musique expé. Pourtant, difficile de dire que le public ne se contrôlait pas lui-même : Autechre ne donnant aucune consigne à ce sujet, les spectateurs·rices sont assez divisé·es sur la question de la lumière. Alors que certains·es tentent de démocratiser le spectacle en offrant quelques jeux avec les statues du théâtre et la lampe-torche du téléphone, d’autres cherchent à les faire taire pour garantir la religiosité du concert. À Lyon, on a apprécié que l’absence de sièges à proprement parler force les gens à faire attention aux autres, à s’écarter voire à guider les gens qui faisaient l’aller-retour aux toilettes ou au bar.

Spectacles révélateurs au plus haut point donc, les concerts d’Autechre le sont également par leurs différences. Cette musique essentiellement live, essentiellement improvisée – avec beaucoup, beaucoup de préparation on l’imagine et on l’entend assez bien – se donne aussi dans une grande diversité entre les shows. À Paris, le live a pris des allures de montée en puissance, commençant par des rythmiques plus proches des débuts très trip-hop du duo, passant par de beaux moments très ambient, et finissant dans une apothéose aux tendances hardcore (au sens large) qui a fait hurler le public. À Lyon, c’est un atterrissage en douceur qui a ouvert le concert avec un début très techno pour le public des Nuits Sonores, dont le set faisait l’ouverture, pour ensuite basculer dans une grosse heure d’un voyage difficile à rendre et qui restera peut-être comme un des grands moments du Transbordeur.

La difficulté que j’ai à vous rendre l’atmosphère est cependant inversement proportionnelle à la facilité avec laquelle vous pouvez la reproduire chez vous, puisque pour toucher du doigt un concert d’Autechre, il suffit d’un live, un casque, et l’absence de toute lumière. Osez-le, parce que pour ma part, j’y retournerais volontiers.