Arcade Fire
Air Canada Center, Toronto, le 13 mars 2014
L’un des intérêts majeurs de Toronto est sa dimension éclectique : la moitié de la population y est issue de l’immigration, le baragouin anglais tient lieu de langue officielle et, en cinq minutes de streetcar, on passe des imposant buildings de downtown et des lumières de Dundas Square (comparable à un petit Times Square tout en s’en distinguant, à l’image de la relation que la ville, dans son ensemble, entretient avec New York) aux boutiques vintage, pubs et commerces de café équitable chers aux hipsters qui traversent West Queen sur leur fixie. Seul point d’ombre, la cité est actuellement aux mains de Rob Ford, le genre de maire assez intelligent pour se faire filmer en train de consommer du crack et qui serait du genre à recruter Laurent Louis et Nadine Morano dans son équipe de campagne. L’offre culturelle, on s’en doute, est à l’aune de cette métropole cosmopolite, fief des Feist, Drake et autres Crystal Castles. Il était impensable que la tournée Reflektor d’Arcade Fire ne fasse pas une étape dans la capitale de l’Ontario : comme à leur habitude, les Montréalais limitaient leur bivouac à une soirée, et c’est peu dire que les 19.000 places du Air Canada Center ont vite trouvé acquéreurs.
À l’occasion de sa tournée nord-américaine, Arcade Fire a embarqué dans ses bagages rien de moins que Dan Deacon et Kid Koala, sparring-partners de luxe chargés de chauffer le public. Si le choix très peu rock de ces deux premières parties peut surprendre au premier abord, il n’en est pas moins tout à fait cohérent au vu de la volonté d’élargir les frontières constamment affichée par la bande à Win Butler. Force est de constater que l’option est payante : n’ayant assisté — en raison d’embouteillages partiellement liés à la tempête de neige de la veille — qu’à la fin du set de Dan Deacon devant un parterre clairsemé (et remercié par l’artiste pour son écoute docile), je suis sous le charme de la prestation de Kid Koala, dont l’efficacité des titres est décuplée dans ce stade où il preste avec autant d’aise que dans un club de sa Vancouver natale. Tirant parti des possibilités offertes par le dress code imposé par Arcade Fire (conformément à ce qui avait été instauré lors de la pré-tournée automnale, il est demandé au public d’opter soit pour un déguisement, soit pour une tenue de soirée — choix qui devrait convenir à tout le monde, sauf si vous êtes Daria Morgendorffer), le poulain de l’écurie Ninja Tune organise des battles de danse dont il a le secret, séparant l’audience en deux camps opposés et désignant au sein de celle-ci des victimes chargées d’imposer un rythme aux membres de leur clan. Amusant tant qu’il est vécu à distance, le jeu, auquel les spectateurs se prêtent volontiers, a également pour effet de réaffirmer d’emblée l’idée que la soirée doit être placée sous le signe du bal masqué davantage que du concert traditionnel.
Un quart d’heure après la prestation ovationnée de Kid Koala (délai inenvisageable dans une salle européenne où les transitions sont interminables), le set d’Arcade Fire s’ouvre sur les premières mesures de "Reflektor". Agglutinés devant la scène principale et peu au fait de la scénographie en place depuis le début de la tournée, les spectateurs qui composent le parterre ont alors la surprise d’entendre, dans leur dos, Win Butler entonner une version épurée de "My Body Is A Cage" depuis une petite scène ascendante située derrière la console. Le déplacement du public qui se rue vers ce nouveau centre d’intérêt est particulièrement impressionnant vu des gradins : les choses reprennent toutefois leur cours normal puisque, après cette entrée en matière minimaliste, le rideau de la grande scène tombe et dévoile le groupe au complet, accompagné d’Owen Pallet et de Ti-Will et Diol Kidi, percussionnistes originaires d’Haïti dont l’apport rythmique infléchit la totalité des titres. Nouveau flux du public, qui, enjoué par ces feintes et jeux de miroirs, reprend sa position inaugurale pour écouter "Reflektor", coup d’envoi disco de la soirée.
Les jeux d’aller-retour avec la seconde scène rythment le concert : officiant comme un miroir déformant qui prolonge la dimension spéculaire inhérente au projet Reflektor, ils contribuent en outre à amplifier le spectacle total qu’est le concert. Durant le single "Afterlife", un individu en costume pailleté réfléchissant danse sur cette B-Stage, attirant sur lui tous les effets de lumière au moment du refrain ; lors du rappel, c’est un groupe de pacotille, "The Hidden Cameras", qui s’y produit, dissimulé sous les masques des membres d’Arcade Fire (ceux qui étaient mis à l’honneur dans les clips de "Reflektor" et "Sprawls II"), et entame en play-back un morceau intitulé "Ban Marriage", interrompu après quelques mesures par un Win Butler hilare, répliquant depuis la scène principale que "Marriage is a great institution !". Autre mise en abyme, inédite pour le coup, avec l’apparition sur scène d’un double costumé de Rob Ford, le déjà nommé maire de Toronto, ironiquement invité à se joindre au groupe pour le titre "Normal Person", en tant qu’incarnation de la plus médiocre normalité — à noter que si cette apparition satirique amuse beaucoup la charmante collègue québécoise que j’accompagne au concert, elle ne recueille pas les applaudissements unanimes de la salle.
Au-delà de ces artifices efficaces qui font de ce concert un grand show, c’est avant tout la prestation du groupe qui est lumineuse : les titres du dernier album gagnent en puissance et profondeur (à l’image de "Flashbulb Eyes", qui me laissait dubitatif en version studio, mais s’avère très réussi sur scène ou des formidables "Joan of Arc" et "It’s Never Over"), tandis que les morceaux plus anciens s’enchaînent sous les vivats, démontrant par leur impeccable accumulation la façon dont Arcade Fire s’est constitué, en une dizaine d’années, un véritable répertoire de tubes (mentions spéciales à l’enchaînement bien connu et irrésistible "Neighborhood #3 (Power Out)"/"Rebellion (Lies)" et à la frénésie suscitée par "The Suburbs", "Ready To Start" et "Sprawl II", que Régine Chassagne achève par sa gymnastique à ruban délicieusement kitch). Tout cela se déploie avec autant d’énergie que de minutie, sans jamais donner l’impression de routine distante qui accompagne souvent un succès tel que celui rencontré par Arcade Fire. Au contraire : vécu dans une ambiance survoltée, le concert est véritablement goûté par les membres du groupe, radieux — on les comprend — que le stade auquel ils font face reprenne en chœur chacun de leurs hymnes, et en particulier par un Win Butler volontiers communicatif. L’explosion de confettis et cotillons qui salue "Here Comes The Night Time", après une reprise du "Young Lions" des Constantines, achève de transformer la salle en carnaval délirant et annonce un final d’anthologie, qui se concrétise avec "Wake Up", dont le soin du refrain est laissé aux presque 20.000 personnes présentes et qui se révèle une de ces précieuses et frissonnantes expériences de quasi-eucharistie live.
Si vous ne deviez participer (plus encore qu’assister) qu’à un seul concert cette année, ruez-vous sur les dernières places de la tournée européenne qui s’annonce. La qualité de ses quatre albums en fait la référence indie incontournable, sa performance scénique a désormais plus de puissance et de singularité que jamais : Arcade Fire est le meilleur groupe du monde.