ZUU
Denzel Curry
Il y a des disques qui atteignent leur cible dès la première écoute; des Hell Hath No Fury, des EVOL, des Yeezus. Bref, il existe un cercle fermé d'albums qui ensorcèlent par leur vigueur, leur énergie, et la violence de leur démarche. Avec ZUU, on se surprend peu de voir quelqu’un comme Denzel Curry rejoindre le cercle : il est un enfant du Raider Klan, l'un des rejetons les plus talentueux de la génération Soundcloud, et il a toujours évolué en marge des codes en vigueur dans le rap, animé par cette créativité débridée qui a fait les beaux jours du cloud rap sur internet. Si la demie-réussite de son TA1300 l’an passé démontrait au moins son envie d’accoucher d’un classique, l'Américain se rapproche de cette ambition moins d'un an plus tard avec ZUU. Car jamais Curry n’a paru aussi vif et alerte que sur cet album habité par une énergie primaire qui renvoie aux dégâts occasionnés sur nos mâchoires par son Nostalgia 64 six ans plus tôt. Toujours plus libre dans ses mouvements, toujours dans la célébration de ce lifestyle floridien qu’il chérit tant, Denzel Curry est au centre du jeu depuis le décès de XXXTentacion l’an passé.
On ne débarque pas en territoire inconnu : on observe encore et toujours Denzel Curry balader son flow dans les couloirs de ce rap aux basses volumineuses, et qu’il s’emploie à remettre en question sur chaque nouveau disque, lui donnant tantôt de l’espace, tantôt de la pesanteur. Sur ZUU, c'est ce savoir-faire qui nous rapproche de la sensation de se prendre un TGV en pleine gueule. Et on pense alors à la narration extrêmement saccadée du FM! de Vince Staples, une autre anomalie du rap qui en bouscule les codes par cette approche primaire et cette manière de raconter les choses sans temps mort. Ici pourtant, on se situe dans quelque chose de plus puissant encore : ZUU est une demie heure dense de violence urbaine permanente qui sait interpeller l’auditeur sur des sujets personnels comme le précipiter dans la fosse. Dans le fond, c’est au rock que l’on pense tant cette décharge d’énergie réussit par moments à évoquer les grandes heures de Rage Against The Machine ou Minor Threat – et sur ce seul constat, c’est peu dire s’il va remplir des salles de concert cette année.
Mais au-delà de l’énergie, ce qui interpelle ici, c’est l’épaisse odeur de danger (et de banger) qui plane sur tous ces titres. Si l’efficacité est une constante chez Curry, elle se met régulièrement au service de thématiques plus personnelles – il évoque à plusieurs reprises son frère Tréon, décédé lors d’une altercation avec la police en 2014, mais aussi la problématique de la libre circulation des armes en Floride. Il se pose en voix universelle d'une jeunesse noire qui vit dans la peur de la balle perdue ou de la bavure policière, et la décharge de hargne qu’il offre au service de cette vie à flux tendu n’en rend ZUU que plus beau, plus urgent et plus essentiel à l’heure où le vieux monde s’écroule et que la jeunesse semble bien décidée à prendre son avenir en main. Une ode au vieux monde qui s’écroule dans un écrin post-apocalyptique à la George Miller, voilà un décor qui lui va mieux qu’une ballade en Cadillac sous le soleil de Carol City.