Your Mother Should Know : Brad Mehldau Plays The Beatles
Brad Mehldau
On l’imagine plutôt bien, assez tôt le matin ou après avoir dîné, prendre le chemin de ce qui de fait sera un bureau de travail, et s’asseoir au piano. Sans idée préconçue et sans deadline imminente, Brad Mehldau se met à jouer un thème des Beatles à la main droite. De la ligne mélodique naissent quelques soutiens sous les doigts, puis une harmonisation à la main gauche. À partir de là, tout est connu, et tout est possible. Depuis plusieurs années, et en réalité depuis au moins deux décennies, Brad Mehldau trouve refuge dans la musique des Fab Four, le temps d’un morceau ou d’une improvisation en live. Pour la première fois, il leur consacre un disque entier, sobrement intitulé Your Mother Should Know: Brad Mehldau Plays The Beatles et qui est le résultat d'un live enregistré à la Philharmonie de Paris en septembre 2022.
En cela, le dernier album de Mehldau est moins l’exploration de la discographie d’autres artistes que l’histoire d’une rencontre. Une visite guidée qui est également une porte ouverte sur les mécanismes internes de la créativité du pianiste. Pas du tout un plaisir coupable, même pour un jazzeux aussi renommé, le groupe anglais est une des matières les plus importantes dans lesquelles il sculpte sa musique. C’est pour cette raison qu’on avait envie d’imaginer Brad Mehldau en train d’improviser tranquillement sur cette musique, et c’est également pour cela que le choix d’en faire un album solo – pas si fréquent chez lui – est la meilleure idée possible. Avec d’autres musiciens·nes, il aurait fallu répartir les harmonisations, faire tourner les thèmes pour rendre le jeu plus rigoureux. Là, la musique des Beatles se mêle comme par magie au magma improvisationnel de Mehldau. Surprise ? Pas vraiment, puisque comme on le faisait remarquer plus haut, tous ces titres font partie de l’ADN de sa créativité, et rentrer dans sa lecture des Beatles, c’est rentrer dans son laboratoire musical.
Mais la façon dont il s’approprie les morceaux n’est jamais un affront à une certaine fidélité. C’est d’ailleurs assez palpitant de suivre la succession d’échappées qui constitue la reprise de « Golden Slumbers » en comprenant au fur et à mesure que ces huit minutes parviendront à enrouler la composition sans jamais l’étouffer. Pareillement, on aurait pu se dire qu’un titre de début de carrière comme « I Saw Her Standing There » méritait un traitement bien différent que la conservation de son rythme de pur rock’n’roll. Manqué. Mehldau lui rend un hommage tout équilibré, entre le retour du blues dans lequel il est né et les excursions harmoniques en réalité déjà présente dans le titre.
Dans la note d’intention qui accompagne l’album, le pianiste se fait carrément analyste du groupe anglais : « Le plus gros de l’étrangeté des Beatles provient des chemins si spécifiques qu’ils explorent, qui ont désormais été assimilés depuis si longtemps par la musique pop qu’on ne pense même plus à questionner leur aspect hétérodoxe – je veux dire, hétérodoxe quand on fait du rock’n’roll. Certains de leurs gestes sont depuis devenus des lieux communs qui réapparaissent dans les chansons de tant d’autres artistes » écrit-il avant de conceptualiser une caractéristique essentielle de l’histoire des Beatles, à savoir, selon lui, l’invention de la « frumpyness » dans le rock – entendez « aspect froissé » ou « mal fagoté ». Probablement le même aspect frumpy qu’il décèle chez Debussy ou chez Mark Guiliana.
Il faut dire que les Beatles avaient tout pour lui plaire : ce génial mélange des genres, entre la comédie musicale, la polyphonie de Bach, la vigueur rock, la douceur du blues, et tout ce qui fait qu’on peut se plonger dans une discographie d’à peine dix années quand on est un musicien professionnel. Difficile de savoir si ce sont ces critères croisés qui ont permis de choisir les dix titres de l’album. On serait tenté d’y voir une tendresse personnelle, notamment par le choix de placer « Your Mother Should Know », opérette blues si pleine d’amour, comme titre global du disque. Sa version sent d’ailleurs à plein nez l’histoire émotionnelle, aussi bien que la fascination pour ce petit thème duquel on peut quasiment tout faire – sing it again.
Et comme un clin d’oeil d’historien de la pop joué au piano, Your Mother Should Know: Brad Mehldau Plays The Beatles se termine sur un morceau...qui n’a pas été composé par les Beatles. « Life On Mars », comme il l’explique lui-même, et le début d’un long itinéraire sur lequel marcheront tour à tour Lennon, McCartney, mais aussi David Bowie, Freddy Mercury, ou son idole absolue, Billy Joel, dont l'un des (magnifiques) premiers morceaux, « Why Judy Why » paru l’année du dernier album des Beatles en 1971, aurait pu être écrit par n’importe lequel de ces artistes.