Yesterday's Gone
Loyle Carner
Il y a quinze ans The Streets rappait en tendant un miroir à la jeunesse d’outre-Manche en quête d’identité, loin du bling-bling et du style gangsta qui faisait les beaux jours du rap sur le continent américain à cette époque. Pendant deux ans au moins, de 2002 à 2004, sa musique a peut-être été la plus innovante du genre, avant que Kanye West ne mette la main sur le trône et ne remette les States au centre de la carte. Ce n’est pas pour rien si Mike Skinner a influencé toute la génération MySpace avant de mettre un point final à la carrière de son alias en 2011 - et franchement, c'était la meilleure décision qu'il puisse prendre vu la tournure que prenait ladite carrière.
Si Loyle Carner n’est pas le descendant direct de The Streets, il est clair qu’il met ses pas dans ceux de son prestigieux aîné. Mais il s’inscrit également dans une histoire plus large, celle d’un hip-hop East Coast qui use du sample et n’hésite pas à faire de la place aux instruments. Et en parfait connaisseur de ses classiques, le Londonien déroule une grammaire ultra-référencée (qui couvre un spectre allant de A Tribe Called Quest à The Roots) et surtout parfaitement maîtrisée. Certaines fulgurances rappellent même le monument Illmatic de Nas ou plus récemment le travail d’un Joey Bada$$, deux artistes dont il a d’ailleurs assuré les premières parties au Royaume-Uni l’année dernière.
Le morceau "Ain’t Nothing Changed" en est peut-être l’exemple le plus frappant : pendant trois minutes Loyle pose un flow empruntant autant à la désinvolture d’un Dizzee Rascal qu’au phrasé coulant d’un Q-Tip sur un beat sec à peine habillé d’une boucle de jazz mélancolique, le tout avec une aisance confondante. Le disque entier est à l’avenant, à contre-courant des envolées lyriques ou des expérimentations qui sont la norme ces temps-ci de l’autre côté de l’Atlantique. Ici point de Blonde ou de The Life of Pablo, mais un retour aux fondamentaux du genre.
Avec ses textes intimes, petites images d’un quotidien familial morose et plombé par l’absence de la figure paternelle, Yesterday’s Gone ne s’embarrasse pas d’artifices et apporte une vrai bouffée d’air frais dans le paysage musical anglais. Loyle Carner ouvre son jardin secret sans verser dans le pathos et ose conclure son album avec une bizarrerie folk chantée par le père disparu sans que cela ne paraisse le moins du monde déplacé. Ne vous privez donc pas d’écouter cette galette en boucle : en ces temps troubles, elle est une des bonnes raisons de nous faire aimer nos voisins insulaires et est en somme un compagnon de route idéal du Godfather de Wiley et du Let Them Eat Chaos de Kate Tempest.