Yesterday And Today
The Field
L’industrie électronique va mal. Le débat catastrophiste est lancé : des milliers de producteurs pour une poignée de scènes démocratisées à l’extrême. Alors que la sensiblerie fait vendre, la musique assistée par ordinateur est devenue une affaire de spécialistes, scrutant des forums tard le soir comme ils parlent en savants du dernier vinyl étiqueté Detroit, Berlin ou encore Chicago, glosant des heures durant sur des épicentres exclusifs qui se trouveraient non plus à gauche mais à droite du globe - et inversement. La musique électronique comme une fin en soi, voilà une conclusion presque logique de ce pacte Faustien qui a mené la belle histoire électronique à se replier sur elle-même. Tout cela nous a fait oublier la noblesse du kick, l’étrangeté structurelle d’une boucle et la sincérité d’une nappe. Finalement, on en aurait presque oublié toute la nature d’un grand titre de techno.
Et tous y sont passés : Get Physical nous emmerde avec un son pour mômes ; M_nus se perd dans sa radicalité auto-suffisante ; les grands labels d’autrefois (Soma, Tresor, Traumschallplatten, Warp,...) peinent à résister à l’invasion du nombre et Kompakt pense s’en sortir à bon compte en nous versant sans pudeur du miel pop (vanne d’ancien) périmé dans les oreilles. C’est pourtant sur Kompakt que le miracle s’est produit, comme quoi une logique aussi conne que la nôtre finit toujours bien par se manger les dents dans le mur. Aussi faut-il dire que The Field est peut-être le plus grand héros de l’équipe de Cologne, reléguant les trop sporadiques GAS et Dj Koze au rang de souvenirs douloureux par leurs absences. From Here We Go Sublime était un disque somptueux, une « merveille de splendeur pré-apocalyptique de pop perchée et de trance psychotique » si on en suit la chronique bien assise sur ses certitudes. Mais il faut bien avouer qu’une telle symbiose de boucles droguées valait bien qu’on s’y arrête, et plus d’une fois.
Une fois le premier album sacré comme l’un des disques de l’année, il fallait pour Axel Willner trouver une combine pour perpétuer le mythe de The Field d’une aussi belle manière qu’il avait su le faire autrefois. Sans détour, Yesterday And Today est définitivement ce que l’on pouvait attendre en tant que suite d’un monument inaltérable. Certains troufions vous vendront ce nouvel opus comme un exemple fainéant d’un talent qui s’embourbe dans les fanges de la paresse à consommer, mais il reste que Yesterday And Today est essai de plus pour le Suédois sur la joie d’être libre, sur l’humeur grivoise d’être inspiré. Qui aurait pu troubler un concept musical fait pour durer cent ans (rappelez vous ces boucles infinies mises les unes derrières les autres, ce pied de nez formidable à son mode conception binaire) ? Qui aurait eu cette maturité de risquer l’introduction d’un bassiste ou d’un batteur (en la présence inestimable de John Stanier) pour terminer dès son deuxième album sur des tornades funk minimales ? Qui finalement aurait osé faire tout ce qui précède en gardant un kick techno inaltérable et des ambiances pop-trancey si bien assumées ?
Personne sauf The Field, cet énergumène qui est le cas typique de la limite entre le rêveur et le lourdingue, entre l’éclairé et l’illuminé, celui qui s’arrête pile avant de tomber dans la surenchère, comme pour mieux préserver ce qu’il reste de libre dans la musique électronique. Il fait la nique à tous les blaireaux de poètes vous vendant le lever de soleil comme la plus grande des extases, et préfère vous offre cent levers de soleil en six pistes de dix minutes, faisant des retours rapides pour mieux vous illuminer la journée. On pourrait faire mille et une périphrases pour consacrer cet incontournable de la techno, mais on dira simplement que Yesterday And Today est le patron du grand retour des émotions chez les machines en même temps qu’un des grands moments de cette année en cours. En avant, marche !