Woman
Justice
Avant que quelqu'un ne se mette à tirer à balles réelles, je tenais à dire que je viens en paix. Ce n'est même pas par envie de tuer le père que je me suis lancé dans ce papier qui, je m'en excuse d'avance, va mêler chronique et souvenirs d'adolescence. Car Justice est, sans doute aucun, le groupe qui a le plus tourné dans mes oreilles - même si ça remonte à une époque où j'étais un adolescent introverti, pas encore consommé par ses hormones, qui préférait rebondir d'un blog fluo à un autre plutôt que de courir les jupons. J'en avais d'ailleurs fini pour trois ans de découvertes musicales le jour où la rencontre s'est produite : je vivais Justice, mangeais Justice, dormais Justice. Et ça a duré très longtemps avant que je n'arrive à passer une journée sans écouter Cross au moins une fois. Je n'exclus d'ailleurs pas d'avoir torpillé une large partie de mon cercle d'amis au lycée, voire de potentielles conquêtes, tant j'étais bouffé par tout ce que ces mecs sortaient.
Alors, c'est sûr, j'ai grandi. J'ai une copine, un appartement, la fibre, un travail et des factures. Et si la musique est restée un élément central dans ma vie, Justice est heureusement passé au second plan - un peu comme la génération précédente avec Daft Punk. Pourtant je n'ai jamais réussi à éclipser totalement cette espèce de tendresse bizarre pour le duo. Une tendresse que même leur second album, pourtant largement dénigré, n'a pas réussi à abattre - j'avais même fait l'avocat du diable sur ces pages. C'est d'ailleurs pour la tournée Audio Video Disco que je les ai (enfin) vus à l'œuvre dans une salle de concert. Et si, pour cet adolescent frustré qui n'avait encore jamais vu ses idoles pour de vrai, le pied était total, l'adulte que je devenais était bien forcé d'admettre que c'était un concert plutôt convenu. En un sens, on peut affirmer sans trop se planter que mon passage à l'âge adulte s'est fait ce 24 mai 2012, lors d'une cérémonie lumineuse et assourdissante.
On est quatre ans plus tard et les temps sont un peu plus durs : le Social Club a fermé, la tête pensante de Fluokids s'est lancée dans un blog cuisine et il n'y a plus qu'à Emmaüs qu'on croise des t-shirts Sixpack. Et puis les réseaux sociaux ont pris le relais de Blogspot et ne se sont pas gênés pour tuer la magie d'un bon lien en insufflant les concepts de reach et de target audience. Le truc est devenu à l'image de son époque : compliqué. Et cet effort de modernité a fait qu'on a naturellement mis de la distance avec cette simplicité propre aux sphères fluo. D'ailleurs ça fait longtemps que l'on n'a plus écouté ce que des labels comme Kitsuné, Ed Banger, et Boys Noize Records ont à proposer, eux qui ne fascinent désormais plus qu'un cercle minuscule de gens qui continuent de grandir avec la fidget house et ses turbines. Dans ce contexte, il fait reconnaître l'audace de Xavier De Rosnay et Gaspard Augé de vouloir revenir sur le devant de la scène avec Woman. Car on ne va pas se mentir, depuis le temps tout le monde les a un peu oubliés.
De mon point de vue, j'ai toujours eu une fascination pour Justice, entité à succès qui préfère se faire oublier pour mieux ressortir des fourrés. Leur succès transgénérationnel prouve d'ailleurs qu'ils n'ont pas besoin d'inonder le marché pour faire parler d'eux : les albums sortent et le reste suit. Là où le bât blesse, c'est qu'à l'écoute de ce Woman aux allures de disco cosmique façon Electric Light Orchestra, on a l'impression désagréable que le duo n'a pas eu à trop forcer sur son talent pour accoucher de ces neuf titres. Ils s'inscrivent en fait dans la plus stricte continuité de AVD, sans la moindre bousculade. Quelques titres sortent du lot bien sûr, comme le très chouette "Love S.O.S", mais assez globalement Woman ne réussit pas à assumer totalement son délire. Et elle est sans doute là, la véritable déception de ce troisième disque : celui de retrouver Justice dans une zone de confort totale, alors qu'on les attendait ailleurs. Un peu à l'instar d'un autre groupe français.
Car ce n'est pas forcément que Justice, c'est devenu moins bien : en fait ça n'a probablement jamais aussi bien sonné que sur Woman. C'est vivant, ça a gagné en détails et ça n'a jamais autant ressemblé à quelque chose sur l'intégralité d'un disque. Non, ce qui est pénible, c'est de se rendre compte que Justice est devenu une caricature de ce qu'il a créé : c'est un groupe devenu trop sûr de sa recette, qui n'attise plus la convoitise. En tout cas les ficelles sont désormais trop grosses et ce flagrant manque de sang neuf nous rappelle à toutes les petites imperfections qui font qu'on tenait encore à un groupe comme Justice, là où on a déjà oublié tous les DatA et Digitalism de ce monde. Cet espèce de surplace artistique fait que, finalement, on est parti grossir les rangs de ceux qu'on taxait jadis d'aigri s: on est passé à autre chose. Comme tout le monde en fait, à l'exception de Justice, que l'on retrouve au même point qu'il y a quatre ans, comme cryogénisé, et qui continue encore de nous infliger "We Are Your Friends" à chaque DJ set. C'est vous dire si ce soir, mesdames et messieurs, j'ai le cœur en miettes.