Vulnicura
Björk
Il y a d’abord cette photo : posture figée, jambes démesurées, telle une miniature moyenâgeuse ou une icône orthodoxe qui ne respecte pas les proportions, Björk apparaît en Madone du Sacré-Cœur, thorax ouvert, déchiré jusqu’à en laisser entrapercevoir la trachée et les poumons, mais les mains généreusement ouvertes, le corps nimbé d’une aura électrique, le visage baignant de douceur, d’une sérénité presque zen. L’imagerie est résolument sacrée, distillant une douceur presque christique dans ce halo lumineux irréel. Entre le sacrifice et le don apaisé de soi.
Il y a aussi ce découpage des chansons en trois tiers qui constitue une dramaturgie en trois actes -construction qu’on retrouve dans le livret. En effet, les six premiers titres s’inscrivent dans une chronologie définie autour de l’acte fondateur de l’album, à savoir la rupture amoureuse intervenue en 2013 avec l’artiste vidéaste Matthew Barney : les trois premiers morceaux exposent la situation jusqu'à neuf mois avant cette rupture alors que les trois suivants (dont "Black Lake" est le climax sublime, tant émotionnel et que musical) relatent la réaction suivant la séparation, jusqu’à 11 mois après. Enfin les trois derniers titres dévoilent l’examen de conscience, la synthèse morale et affective de l’expérience destructrice, qui s’achève sur un déchirant « Everytime you give up / you take away our future / and my continuity and my daughter’s / and her daughters / and her daughters… »
C’est un fait, depuis Vespertine en 2001, les albums solo de Björk se rangent plutôt dans la catégorie « concept album » (excepté peut-être Volta qui, dans sa structure et son hétérogénéité, se rapproche plus de la trilogie Debut-Post-Homogenic). Cependant, autant le précédent album Biophilia (2011) proposait une exploration « scientifique » et désincarnée de la nature (de l’univers au virus) et de la musique (à travers les applications), autant Vulnicura est une plongée dans les tréfonds de la souffrance humaine, à la fois charnelle et psychologique, les textes navigant du doute à l’amertume en passant par le désespoir, le sentiment de trahison, de douleur ou la perte totale de soi. Par l’universalité du thème et la violence de l’expression, Björk joue avec l’expressivité de la tragédie classique, celle d’Eschyle et de Racine. Jamais elle ne s’était livrée avec autant d’impudeur.
La musique se fait également plus sensible que sur les précédents opus. Autant les morceaux de la période Medùlla-Biophilia semblaient austères voire abstraits, autant Vulnicura revient à une expressivité concrète totalement assumée qui n’est pas sans évoquer les années Homogenic-Vespertine : il y a du "Jogà" dans le morceau d’ouverture "Stonemilker" ; il y a du "Hunter" dans "Notget" ; il y a du "Pluto" dans "Quicksand". D’ailleurs, Björk évoque elle-même un retour aux sources quand elle parle de cet album en interview. Dans la perception, l’instrumentation n’y est certainement pas pour rien : Vulnicura est intégralement joué par des cordes sur lesquelles éclatent les beats du co-producteur Arca, le tout parsemé d’un chœur de femmes (les arrangements d’Homogenic utilisaient déjà intégralement les cordes mêlées à l’electro, tandis que le chœur de femmes s’ajoutait sur Vespertine). D’un point de vue expressif cependant, l’opposition de textures entre la brutalité, la froideur désincarnée du beat d’un côté et la sensualité et l’incarnation des cordes et des voix de l’autre ne font qu’intensifier magistralement la douleur du propos.
Car cette sensualité se retrouve aussi dans le chant de Björk ici tout en retenue : autant elle s’expose comme jamais dans les textes, autant sa manière de les interpréter n’a jamais été aussi posée, épurée de ses élans hyper-expressionistes qui en agaçaient plus d’un auparavant (remember "Bachelorette" ou "Pagan Poetry" et son clip). La violente impudeur du propos se trouve alors exprimée par la plus grande pudeur vocale, rare et nouvelle chez une Björk plus habituée à se forger des nodules résultants de ses frasques vocales. L’extrême douleur ne s’exprime alors plus par le cri mais par la modestie, ce qui la rend encore plus touchante. On relèvera néanmoins le surprenant featuring d’Antony Hegarty dans "Atom Dance" qui dérange presque par l’incongruité de l’intervention d’une voix étrangère, autre, dans un album aussi intime et personnel.
Magistralement, Vulnicura combine structure formelle absolument parfaite, profondeur thématique et simplicité salutaire dans l’interprétation. Il sera à nos yeux l’une des plus grandes réussites de Björk tant il manifeste d’intelligence et de sensibilité, d’intemporel et de fugace, de sacré et de charnel, d’intime et d’impudeur, de douceur et de violence. Finalement, d’Humanité.