Voratore
Continuum of Xul

Proportionnellement à la moyenne, je dois écouter pas mal de musique. Je la bouffe tout le temps à vrai dire, venant d’à peu près partout. Une sorte de dépendance qui m’amène à diversifier toutes mes sources d’approvisionnement. Une sorte de triangulation devenue maladive, une grande revue de presse permanente pour savoir qui, quoi et comment. Tout le temps. Un rapport quasi quotidien des nouveautés Bandcamp en guise de petit déjeuner, les magazines papier spécialisés à midi et la volée de blogs de niche pour le dîner. Cela permet d’apaiser pour un temps mon angoisse ultime qui consiste à me penser dépassé. J’entretiens le rêve futile - et inaccessible, d’où l’angoisse - que je pourrais avoir une oreille sur tout, prendre derrière le temps d’apprécier en profondeur le travail proposé et en revenir avec un avis circonstancié, idéalement sous forme de papiers dans cette rédaction. Toutes les versions de moi, présentes ou passées, savent pourtant bien que c’est cette impossibilité matérielle autant qu’intellectuelle de tout absorber qui rend la chose riche. Et encore, avec tout ça, je n’écoute quasiment plus que du metal.
Si la finitude de toute cette entreprise serait de tout savoir (ou en tous cas de tout voir venir), mon quadrillage, aussi sérieux puisse-t-il être, tient parfois ultimement de la chance la plus pure. Parce que Continuum of Xul n’a pour ainsi dire que très peu de rayonnement dans la presse, aucun référencement sur les sorties Bandcamp dans le genre metal et est juste absent des plateformes de streaming traditionnelles. Le groupe n’avait aucune chance de marcher vu la taille de l’offre sur le marché, ici c’est idéal pour faire encore moins bien. Mais l’article complet sur No Clean Singing – structure essentielle si vous ne connaissez pas encore ces experts - qui m’a permis la découverte de ces Italiens était bien trop engageant pour que je ne plonge pas complètement dans Voratore. Forcé d’acheter l’album sur un obscur label pour pouvoir en profiter pleinement, et ne possédant malheureusement plus de Discman, ce premier album de Continuum of Xul est devenu mon disque de salon.
Je ne l’écoute que dans des bonnes conditions : avec un son haute-fidélité, confortablement assis dans un sofa moelleux, en solitaire, la plupart du temps avec un soleil déjà couché et surtout avec un temps qui lui est intégralement réservé. Est-ce que mon environnement d’écoute est la seule chose qui fait de Voratore une expérience si délicieusement profitable ? Probablement que non - même si on sous-estime souvent l’impact d’un encodage aussi négligeant que peut être celui de Spotify et autres. Ce qui est sûr par contre, c’est que le death metal de Continuum of Xul nécessite de prendre son temps. Parce que rien n’est simple ici. Ou plutôt, rien n’est simpliste. Parce que le plan premier des Italiens est relativement lisible : pratiquer un metal extrêmement labyrinthique sur des lignes d’agression néanmoins performantes.
L’intelligence de jeu est bien supérieure à la moyenne et prend le temps de construire un univers en mouvement, fait d’une tripotée de couches et sous-couches. On pourrait évidemment évoquer la relation terriblement complexe qu’entretiennent ces deux guitares sur les quarante-cinq minutes de Voratore, sa production délicieusement aux petits oignons et toute la chaleur qu’elle amène au mix, le jeu de batterie chiadé ou la grande variété de death différents couverts ici mais l’essentiel du coup de génie tient dans l’équilibre du tout. Cela a déjà dû être laborieux d’amener tout ceci sur la table, on n’imagine pas la force d’imagination qu’il faut pour faire tenir tout ceci ensemble sans que ça ne sonne une seul fois surchargé, illisible ou tout simplement nul à chier.
Au contraire, tout fait sens dans ce grand mélange de death technique, dissonant, brutal, prog et old-school : on pourrait s’y perdre tellement c’est riche, et on y revient sans cesse pour la leçon qui y est à chaque fois donnée. Voratore ne demande que du temps, cette ressource devenue si rare pour tant de choses, y compris pour apprécier les œuvres qui en valent la peine. La tentation d’en acter simplement la qualité pour retourner à mes sempiternelles revues de presse maladives est bien là, pourtant je continue à faire exister ce Voratore dans mon environnement quotidien. Je le fais tourner encore et toujours, comme cette petite pièce d’excellence qu’il est, prise au beau milieu d’un océan de sorties qualitatives, en lui laissant le temps de grandir et d’offrir sa substance enfouie au contact de l’air. Voratore est finalement à l’image de ce papier : anonyme et probablement diffusé et lu pour ce qu’il représente pour trop peu de monde. Une déclaration d’amour néanmoins sincère pour ceux qui prendront le temps de l’exercice. Perdu pour perdu, vous pouvez croire ma sincérité.