Valleys of Neptune
Jimi Hendrix
Triste époque qu’une époque sans héros. C’est moi qui le dis, mais ça pourrait très bien être le patron de Sony BMG qui doit être en train de se morfondre dans une immense tour de verre à l’autre bout du monde. Imaginons-le un instant en humaniste mélancolique. Il se dirait surement qu’il ne reste plus grand-chose des grands rêves de l’humanité au milieu des ruines affectives de nos gigantesques sociétés postmodernes. Il se dirait aussi, les yeux perdus dans les lumières de la nuit citadine, que les gens ont besoin d’idéaux standards auxquels se raccrocher, ils ont besoins d’hommes forts. La preuve, penserait-il en croisant les bras dans le dos, il a suffit qu’un immigré se présente à la présidence pour que le monde entier lui prête les valeurs de tolérances et de paix qui lui manque tant. Et de pousser plus loin ses réflexions : les gens veulent rêver, d’accord. Mais comment ? Ils ont ressuscité Spiderman et les Quatre Fantastiques, il parait même qu’ils sont en train de ressusciter Dieu ! Quoi ? Et Citroën utilise l’image de Lennon pour vendre sa nouvelle caisse à savon ? Il faut réagir ! Que faire ? Et là, surgie de nulle part, l’idée lui traverse l’esprit à mesure que la ride sur son front se raidit : et si je ressuscitais Hendrix ?
Faire revivre un mythe ! Quelle noble cause ! Une cause cependant bien juteuse qui promet au disque de ramener un peu plus d’argent dans une escarcelle toujours plus trouée par Piracy Bay et ses chantres. L’industrie s’étant révélée incapable de créer des gloires – à peine sorties, à peine consommée – elle se tourne vers les valeurs sûres : les Beatles remasterisés, Bob Dylan et ses chants de Noël, j’en passe. C’est au tour de Jimi Hendrix de faire son come back outre-tombe avec un opus composé exclusivement de chutes de studios jamais encore gravées, purs inédits ou versions alternatives de standards. Parmi les classiques, on trouvera entre autres un « Stone Free », un « Fire » et un « Red House » un peu plus sauvages et bruts de décoffrage qu’à l’origine ; des enregistrements de « Bleeding Heart » d’Elmore James et de « Sunshine of Your Love » de Cream qu’Hendrix reprenait essentiellement pour la scène (on peut d’ailleurs en retrouver les prises live sur d’autres compilations). Au final, il reste peu de matériel jamais entendu – même par un fan moyen.
La seule vraie originalité dont peut se targuer Valleys of Neptune est la maturité des prises des titres qui le compose ; tout se passe a peu de chose près entre février et mai 1969, à savoir pendant la dernière période de créativité intense de Hendrix. Au moment où parait Electric Ladyland, il se lance dans la composition d’un album qui ne naitra jamais et se sépare petit à petit de l’ « Experience » pour former les Band of Gypsys avec Billy Cox et Buddy Miles. Arrivé au sommet de son art, Hendrix voit plus loin que la vague psyché britannique, alors en pleine déliquescence, et lorgne déjà sur le jazz d’un certain Miles Davis avec qui il prend contact ; les deux géants ne se rencontreront jamais. Emporté par la mort en 1970, Hendrix laisse inachevé « Valleys of Neptune », le titre qu’il était en train de fignoler. Eddie Kramer, qui avait suivit Hendrix durant toute sa courte carrière, en rassemble les bandes et nous livre ce morceau qui représente une époque à lui tout seul ; si cette édition a un intérêt, il réside dans ce titre généreux, à la composition irréprochable et à la guitare plus chaleureuse que jamais.
Voilà pourquoi il faut écouter cet album avec les oreilles de l’historien plutôt qu’avec les oreilles du critique. Malgré ce que l’homme dans la tour de verre et la très sérieuse Experience Hendrix L.L.C. – sorte de société Moulinsart du cru chargée de gérer l’image du bonhomme – essaient de vous faire croire, il n’y a rien de fondamentalement neuf dans Valleys of Neptune, juste de l’histoire pure et du blues salace. Hendrix est beaucoup plus que l’objet de culte vendeur qu’on essaie de vous faire acheter (et qu’on va encore essayer de vous faire acheter ; la totalité de l’œuvre d’Hendrix doit être remasterisée dans l’année). Il est avant tout une figure incontournable de l’histoire du rock pour tout ce qu’il lui a apporté et qui deviendra la règle à suivre par la suite : un jeu de scène provoquant et spectaculaire, l’utilisation chronique des effets de jeu, la guitare comme élément central de la formation rock, le sexe dans l’image et l’image comme premier atout. Autant d’innovations qui ont fait tout ce qui s’est écouté depuis 1970.